المدير أ/ طه العبيدي Admin
عدد الرسائل : 5241 الإسم و اللقب : رجال القانون نقاط : 5743 تاريخ التسجيل : 19/01/2008
| موضوع: Qu’est-ce qu’un auteur… pour une victime ? P. PIGNOL الأحد نوفمبر 12, 2017 1:58 pm | |
|
Qu’est-ce qu’un auteur… pour une victime ? P. PIGNOL
Résumé Si l’on peut s’autoriser à évoquer un couple auteur/victime, ce serait à la première condition de reconnaître que ce « couple » n’a pas du tout la même réalité ni le même sens selon qu’on l’analyse du point de vue de l’auteur ou du point de vue de la victime : pour le premier la victime est une personne plus ou moins totalement prédéterminée par ses schémas criminels, pour la seconde l’auteur, en même temps que la victime, sont des positions restant à élaborer. Et ça n’est pas parce que le processus judiciaire va dans les meilleurs des cas être à même de distribuer ces places entre les protagonistes d’un événement que les victimes vont automatiquement intégrer cette distribution. Car celles-ci, plus ou moins totalement dessaisies des repères internes nécessaires à la construction de ces positions, vont rester en grande partie déterminées par les déliaisons constitutives de l’événement et instruire leur propre instruction, et leur propre procès, avec leurs instances et modes de représentation internes désormais défaillants. L’auteur alors, faute de pouvoir véritablement s’élaborer comme position indépendante, devient soit une place vacante devant être occupée, soit un vécu d’insécurité pouvant infiltrer toute la trame de l’existence et donner progressivement lieu à des réaménagements pathologiques variés (identification à l’agresseur, culpabilité…) Les deux couples auteur/victime L’on supposera acquise l’idée qu’il n’existe pas un « couple » auteur/victime, mais deux, et qu’entre le « couple » auteur/victime de l’auteur et le couple auteur/victime de la victime il existe une fausse symétrie, à la manière du « duo » sado-masochiste dont G. Deleuze a très bien montré qu’il fallait en dédoubler la compréhension selon qu’il était conçu par le sadique ou le masochiste, la position sadique du sadique n’ayant rien de comparable avec celle construite par le masochiste et inversement. Ca n’est qu’à avoir parfois pris pour argent comptant certains motifs donnés par les auteurs de leurs actes, les justifiant après coup par certaines caractéristiques (comportementales ou autres) présentées par la victime 2 , que l’on a pu croire leur rencontre comme ayant été conjointement sinon désirée, du moins déterminée 3 . De même, du côté des victimes, l’on a trop souvent été insuffisamment attentif au caractère rétrospectif de leurs tentatives de constitution d’un sens personnel à l’événement, cela malgré les avertissements répétés de certains auteurs comme L. Crocq relatifs à « l’aliénation traumatique » et à « l’illusion rétrospective » à partir desquelles ces tentatives s’élaboraient : l’événement, quant il a été traumatique peut en effet constituer pour le sujet, dans un essai défaillant de reconstruction intérieure, les seules coordonnées à disposition pour ce faire 4 ; si bien que par contamination « l’histoire intérieure de la vie » peut se recomposer et faire l’objet de réélaborations prêtant après coup une valeur traumatophile à des événements anciens qui jusqu’alors n’en avaient aucune, selon donc un tout autre mécanisme que celui dégagé par Freud concernant le refoulement d’un souvenir n’acquérant son pouvoir traumatique qu’au regard de la signification sexuelle qu’il revêt après coup à partir d’un second événement.
L’on sait maintenant que du point de vue de l’auteur, la victime est une personne qui correspond à un profil prédéterminé par son mode opératoire et qui est de ce fait susceptible d’entrer dans ses schémas criminels. Ceci ne signifie d’ailleurs pas qu’elle doive nécessairement présenter un profil psychologique particulier : ses caractéristiques peuvent être tout à fait circonstancielles (être seule, dans un lieu particulier ou un type d’espace spécifique, à un moment précis…), morphologique (être du genre masculin ou féminin, présenter tel trait physique…), vestimentaire, etc. La position de victime pour l’auteur est donc une place préconstruite obéissant à sa logique criminelle propre et la personne qui va de force occuper cette place n’y a d’existence qu’au titre des actes prédéterminés obéissant à son trajet existentiel singulier que sa rencontre rend possibles. A l’inverse, pour les victimes, à de très rares exceptions près, il n’existe pas un auteur préconstruit en attente duquel elles seraient et dont par leurs comportements elles provoqueraient le passage à l’acte. Par contre, ce que l’on peut relever par exemple chez certaines personnes se trouvant itérativement prises dans des relations violentes (de couple notamment) c’est qu’elles peuvent développer à leur insu des choix amoureux et des scénarios relationnels hérités de situations infantiles qui, cherchant à tout prix à les prémunir de certaines formes d’abus, ne font que participer à les précipiter dans des modalités relationnelles contre lesquelles justement elles tentaient de se prémunir. Par exemple, la « confiance » en autrui est une exigence d’autant plus vitale que la victime a connu une enfance faite de conflits entre ses parents autour des infidélités du père et des dépressions de la mère : mais dans la mesure où elle est d’autant plus vitale qu’elle ne peut jamais être totalement assurée (le partenaire ayant toujours une certaine autonomie), cette exigence de « confiance » totale donnera lieu à des vérifications constantes qui pousseront le conjoint à dissimuler tout ce qui pourrait être pris comme une forme d’écart… et alimente ainsi l’angoisse de l’infidélité. La violence n’est pas recherchée mais est un aboutissement inéluctable, dans la mesure ou la séparation est impossible : elle est la résultante d’une dépendance réciproque de chacun des membres du couple à son partenaire et d’une forme de lutte contre ou de gestion problématique de cette dépendance. D’où la sidération répétitive des femmes battues découvrant à chaque fois comme si c’était la première fois, la violence de leur nouveau conjoint alors qu’elles pensaient cette fois-ci avoir tout fait pour se prémunir d’une telle issue. Quand bien même l’on peut constater que certains choix amoureux (ou amicaux), certains modes de vie, certaines conduites (que l’on peut alors dire « à risque ») puissent en quelque sorte prédestiner la personne à être victimisée, cela reviendrait à confondre sa vulnérabilité avec une forme de complicité (fût-elle inconsciente), et mettre au même plan explicatif le modus operandi de l’un des protagonistes (l’agresseur) et le modus vivendi de l’autre (l’agressé) 5 . De plus, quand l’on sait que ces formes de vulnérabilité sont la plupart du temps la manifestation sur le long terme de modes de régulation de souffrances ayant pour origine des victimisations précoces 6 , il faut concevoir la victimisation répétitive (ou sérielle 7 ) comme symptomatique de victimisations antérieures non prises en charge car jamais perçues (voire activement déniées) par l’entourage, et non comme l’expression d’une structure perverse de type masochiste. En voici un court exemple illustratif. L’on peut dire après coup que le procès s’est finalement très mal passé pour cette femme, même si l’auteur a été condamné à la peine maximale, si elle-même a eu droit à des dommages et intérêts importants, si elle a pu s’exprimer comme elle le souhaitait et s’est sentie « comprise » dans sa souffrance par le tribunal. Qu’est-ce qui alors continue de la tarauder, de faire matière à ses ruminations et à ses crises de larme quotidiennes ? Ceci : elle s’est trouvée être la quatrième victime de l’auteur mais la seule qui ait été violée par lui. Le procès s’est évidemment attaché à trouver une explication à ce fait, et une réponse, que personne n’a reprise et encore moins contestée, a été fournie par un expert ayant examiné l’auteur et qui a conclu des propos de ce dernier que c’était parce qu’elle était la seule victime à s’être activement défendue et à avoir crié que l’agression avait été aussi grave, car cela l’aurait « énervé » et lui aurait fait perdre son contrôle. Toute sa « culpabilité » va s’engouffrer dans cette explication et elle ne cesse depuis de se reprocher ses
réactions et d’être finalement responsable du caractère sexuel de l’agression. Dans tous les cas, ce que montre invariablement la clinique victimale c’est un moment initial de confusion, de sidération voire d’effroi, auquel la personne restera pendant un temps plus ou moins long littéralement suspendu. Des possibilité internes et des étayages externes à disposition dépendront deux choses : du caractère traumatique ou non de ce moment initial, de l’intensité et de la durée des perturbations psychiques qui s’en suivront, que ce moment ait été traumatique ou non. Quant l’événement a été traumatique cela signifie qu’il a fait voler en éclat les contenants psychiques et les coordonnées internes qui permettraient justement de le constituer comme événement, de l’inscrire dans un système de représentation, de lui donner forme et sens : repères spatiaux, temporels, coordonnées corporelles et émotionnelles, en ont été plus ou moins gravement atteints au point que tout peut alors faire énigme et intrigue par défaut de constitution et défaut de signification 8 . Il faudra un temps plus ou moins long (parfois des années) pour émerger de la « catastrophe » 9 que la violence a provoquée et enfin parvenir à pouvoir s’en représenter et en exprimer quelque chose. Et c’est dans ce cadre que la question de l’auteur va prendre pour la victime toute son importance, dans l’après coup du chaos que son irruption a provoqué. Peut-il alors y avoir véritablement de l’auteur, comme d’ailleurs de la victime ? Il serait sans doute plus juste d’évoquer un persécuteur dont l’on ne sait pas trop s’il est intérieur ou extérieur. Il reste quelque chose de l’auteur dans la victime mais un auteur tyrannique, omniprésent, omnipotent, « auteur » qui n’a pas nécessairement l’identité d’une personne, « auteur » qui peut prendre toutes les formes, tous les contours, parfois tout juste une empreinte qui pourtant ne cesse de se manifester à tout moment, partout y compris au plus profond du sommeil, auteur qui à l’image de l’événement reste impensable comme tel : un sentiment de vulnérabilité intérieure extrême en même temps qu’une dangerosité extérieure omniprésente contre laquelle il est impossible de se prémunir. Deux figures extrêmes donnent ainsi sens à la clinique victimale : celle d’un auteur totalement absent, comme un trou noir, une perte de sens, une place à constituer à tout prix et à occuper, celle d’un auteur omniprésent, persécuteur, infiltrant la trame existentielle dans toutes ses coordonnées spatiales, temporelles, corporelles. L’on doit donc concevoir qu’il existe deux couples auteur/victime, dont la construction de chacun obéit à des déterminations parallèles, hétérogènes, chacun des protagonistes élaborant pour son propre compte les deux positions. Et ça n’est pas parce que les protagonistes sont les mêmes personnes qu’auteurs et victimes y ont les uns pour les autres le même sens puisque pour les premiers la victime est déjà là avant même leur rencontre comme possibilité de passage à l’acte, alors que pour les secondes l’auteur est une position à constituer dans l’après coup de son irruption dans sa trame quotidienne. Les désigner des mêmes termes d’auteur et de victime revient d’ailleurs à perpétuer insidieusement ce faux semblant car peut-on au sens strict du terme parler d ’ « auteur » pour une « victime » tant ces termes supposent déjà une élaboration complexe empruntant entre autre au juriste ses normes de constitution. La construction juridique de l’auteur et la victime L’on pourrait penser que le problème puisse être en grande partie résolu par le recours à l’institution judiciaire, puisque c’est sa fonction de déterminer qui sont les auteurs et qui sont les victimes au terme d’un parcours conduisant les protagonistes du dépôt initial d’une plainte à l’exécution des éventuelles sanctions, en passant par le temps du procès. En voici très schématiquement présentées les principales étapes 10 : Dépôt de plainte Enquête Procureur de la République Renvoi devant une juridiction de jugement
Faire connaître Rechercher les faits et les personnes Qualifier les faits, décider Débats, sanction, indemnisation Les principales étapes du parcours judiciaire Dans ce schéma la victime, une fois sa plainte déposée, n’aura guère d’autre place en tant que telle que celle offerte par la possibilité de se porter partie civile pour, à la conclusion de ce même parcours, demander réparation des dommages subis, dans le cas bien sûr où une infraction aura pu être déterminée et qualifiée. Pour la justice, l’auteur sera celui qui aura été jugé responsable d’un ensemble d’actes contrevenant à la loi et de ce fait justifiables d’une sanction, pour autant qu’on l’aura estimé accessible à celle-ci. Trop d’exemples vont cependant à l’encontre de l’apparente simplicité d’un telle logique. En premier lieu le dépôt initial de plainte ne va pas toujours de soi. En second lieu le processus judiciaire, à chacune de ses étapes, peut faire l’objet de réactions négatives aussi multiples et variées que problématiques allant jusqu’à mettre en péril sa cohérence alors que du point de vue de ses acteurs il se déroule comme il se doit. Tout peut être matière dans sa trame à constituer autant d’écueils difficilement surmontables et chacune de ses étapes générer chez les victimes d’importantes perturbations psychologiques. Affirmer que celles-ci ne doivent y être concernées que par la question de la réparation est certainement impératif du point de vue judiciaire 11 mais est proprement illusoire d’un point de vue psychologique 12 . Que dire alors quand son déroulement et ses réponses, à l’image d’affaires récentes, s’avèrent pour le moins critiquables ? C’est l’exemple d’une femme victime en pleine nuit dans la rue d’une agression à caractère sexuelle qualifiable de viol. Elle a pris rendez-vous à la consultation spécialisée en victimologie plusieurs semaines après les faits car elle se sent très mal depuis. A la question de savoir si elle a déposé plainte elle répond qu’elle n’en a pas vu l’intérêt et même qu’elle se refuse activement à cette démarche. Justifiant sa position, elle affirme que c’était en grande partie de sa faute puisqu’elle savait pertinemment qu’il était imprudent de se promener ainsi seule (alcoolisée de surcroît), que l’agresseur risquait de longues années de prison et qu’elle ne voulait pas être responsable de sa vie qui en serait « fichue » puisqu’il était un tout jeune adulte « ayant l’avenir devant lui », que ce qu’il lui avait fait n’était pas si grave au regard de tout ce qu’elle avait connu dans sa vie… L’on peut bien sûr considérer cette position comme un choix, à ce titre tout à fait respectable ; l’on peut aussi y voir une forme de procédé défensif proche de la dénégation, dénégation ici des effets dévastateurs qu’avaient eue sur elle cette agression, comme le confirma l’apparition peu de temps après d’un syndrome de répétition particulièrement intense. En voici un autre exemple, celui d’une femme victime pendant plusieurs années de son enfance des conduites pédophiliques d’un voisin de palier. Elle n’a jamais porté plainte et dit avoir presque tout oublié de ces agressions… jusqu’au jour où elle est contactée par la police qui enquête depuis peu suite à une plainte déposée par une autre des victimes du même auteur. Deux ans après le jugement où ce dernier s’est vu condamner, elle vient consulter car depuis le procès elle vit très mal ce passé qu’elle affirmait être parvenue à presque totalement oublier jusqu’alors et qui l’envahit maintenant quotidiennement de façon insupportable. Au bout de quelques entretiens, elle affirmera successivement en quelques minutes : que pour elle ce que l’auteur avait fait n’était pas grave car « il l’aimait » et il ne l’avait jamais brutalisée, que ce qu’il lui avait fait était très grave car sa vie en était rendue par sa faute insupportable et qu’il était impensable pour elle que l’idée même de s’en prendre à des enfants puisse venir à quelqu’un, que ça n’était pas grave car la condamnation avait été selon elle faible par rapport à des affaires similaires, qu’enfin c’était elle la coupable puisqu’elle l’avait laissé faire.
On le voit, il ne s’agit pas là seulement d’éventuels désaccords quant aux procédures et aux réponses apportées par la justice. Ces réactions ne sont pas de « simples » réactions émotionnelles susceptibles d’être présentées par tout un chacun dans un vécu d’injustice ou d’inéquité, elles mettent en péril de façon plus ou moins critique le cadre et le processus judiciaires au point que ce peuvent être les idées mêmes de justice et de droit qui s’en trouvent ébranlées, et cela dans leurs fondements mêmes. L’on peut y voir, comme cela est de plus en plus le cas, les raisons profondes d’une nécessaire révision de la procédure judiciaire dans le sens d’une place accordée aux victimes plus à la mesure de leurs souffrances. Mais, et les deux positions ne sont nullement exclusives l’une de l’autre 13 , l’on peut en tant que clinicien se dire que le propre de ces positions est d’être sous-tendues par un paradoxe ainsi formulable : le fait même d'avoir été victime fait obstacle à l'assomption par la personne à cette position. Cette incapacité plus ou moins importante à s'inscrire dans le parcours judiciaire participe en retour à la pérennisation d’une souffrance psychique qui peut alors n’avoir plus d'autre issue que de se pérenniser. Plus finalement une victime aurait besoin pour sa restauration de s’inscrire comme victime dans le processus judiciaire, plus cette inscription serait problématique. Ce serait donc l’une des caractéristiques de l’état victimal que d’avoir été l’objet d’un acte délictueux ou criminel, ou encore d’une catastrophe naturelle, et d’être, de ce fait même, plus ou moins totalement incapable de se positionner comme victime, en l’occurrence faire appel au droit. Pour comprendre ces réactions parfois extrêmes présentées par certaines victimes à certains moments de la procédure il faut en passer par une analyse du processus judiciaire. Une telle analyse fait apparaître qu’il est sous-tendu par quatre questions essentielles et que ce sont celles-ci qui posent diversement problème aux victimes. L’on peut en circonscrire et dégager les logiques autour de quatre enjeux (Imputer, Qualifier, Réparer, Condamner) obéissant à la recherche de réponses relatives à quatre questions essentielles, à savoir : Qui a fait quoi ? Quoi est quoi ? Quoi compense quoi ? Quoi coûte quoi ? Les réponses aux deux premières déterminent la responsabilité, les deux secondes la culpabilité, au sens juridique de ces deux termes. Les réponses à ces quatre questions vont donner lieu à l’élaboration de quatre rapports : Plaignant/Accusé, Faits/Infraction, Infraction/Peine, Préjudice/Dédommagement. Ce sont elles qui vont permettre de dégager au terme du parcours deux positions essentielles pour ce qui nous intéresse ici, celle d’auteur et celle de victime, et les distribuer entre les protagonistes. Le plaignant n’est ainsi pas toujours le responsable et inversement ; l’auteur des faits n’en est pas automatiquement considéré comme le responsable ; il n’y a pas d’auteur sans délit juridiquement qualifiable ; le responsable n’est pas nécessairement condamnable et donc juridiquement coupable, etc. Pour désigner de l’auteur et de la victime il faut donc bien que ces quatre questions aient pu être judiciairement traitées et donné lieu à réponses car ni l’un ni l’autre ne sont déjà là en attente d’être découverts et désignés comme tels : ils sont le résultat positif à la conclusion d’un long processus de constitution d’une responsabilité et d’une culpabilité au sens juridique de ces deux termes. C’est bien ce pourquoi la « vérité » qui ressort d’un procès est une vérité qui doit être sujette à débats contradictoires : elle est une construction. Ainsi la question de l’imputation, c’est-à-dire de la détermination du rôle respectif des protagonistes dans le déroulement des événements, exige pour être établie : - De pouvoir déterminer ce qui revient en propre à chacun d’eux dans la survenue et le déroulement de l’événement, d’apprécier l'incidence de leurs actions respectives sur la commission des actes délictueux - De juger des intentions sous-tendant les actes de chacun car pour qu’il y ait responsabilité d’un point de vue juridique il faut non seulement être l’auteur des faits répréhensibles mais encore avoir voulu leurs conséquences. Dans cette recherche, la victime, comme l’auteur, aura ainsi à rendre compte, sinon à se justifier, de sa présence sur les lieux, de ses réactions, de son influence sur la constitution de la scène criminelle et sur le déroulement des actes délictueux.
Il en est de même pour la question de la qualification obéissant à la nécessité de constituer le délit ou le crime, ce qui suppose une double opération : - De recueil des faits objectivables, c'est-à-dire de leur qualification comme comportements en écarts aux normes - De leur inscription dans la liste des contrevenances à la loi telles que les différents codes les définissent et de par la sanction auxquels ils exposent leur responsable. Il n’est de contrevenance que ce qui est répertorié dans les différents codes comme actes interdits exposant à une sanction. Ainsi entre les récits des différents protagonistes, dont celui de la victime, et ce que la procédure judiciaire va entendre, retenir et enregistrer, il existe tout un processus complexe de réduction (au sens où il s’agit de ne retenir que certains éléments) et d’élaboration (au sens où ce n’est pas qu’une mise en forme ou une traduction en langage juridique mais une véritable mise en sens) : une infraction est un témoignage mis en éléments juridiquement qualifiables, c’est-à-dire redevables d’une condamnation. L’assimilation du traitement judiciaire de la question de la réparation exige quant à lui de la part de la victime qu’elle soit à même : - D’effectuer une estimation de son préjudice (ou d’accepter celle qui lui est proposée) - De convertir cette estimation du dommage subi en une autre valeur que celle au travers de laquelle elle l’éprouvait (le passage d'un quantum de souffrance à une somme d'argent selon un principe d’équivalence nécessairement arbitraire). Reste la question de la condamnation. Si l'infraction, dans sa qualification, relève d'un travail sur la valeur que le code accorde à l'écart à la norme, le passage de l'infraction à la peine relève d'une autre logique. S'il s'agit là encore d'une question de valeur, ce n'est pas sur le même objet qu'elle va porter car il en va ici de la valeur accordée au prix à payer et l'estimation portera sur le coût de l'atteinte aux valeurs, en termes de peine de prison, d'amende, d'obligations et interdits divers. Cela suppose : - D’une part d'avoir accès à la capacité d'opérer une définition du délit non pas en terme de contrevenance à tel ou tel article de code, mais de transgression d’un interdit, c’est-à-dire d’atteinte inacceptable aux valeurs qui sous-tendent cet interdit - D'autre part à celle de souscrire à une peine qui va prendre sens, non pas d’équivalence dans un prix à payer au regard d’une échelle de gravité, mais comme « sanction morale infamante », selon les termes de A. GARAPON 14 . Responsabilité juridique IMPUTER Qui a fait et voulu quoi ? Plaignant/Accusé QUALIFIER Quoi est quoi ? Faits/qualification Culpabilité juridique REPARER Quoi compense quoi ? Préjudice/indemnisation CONDAMNER Quoi coûte quoi ? Infraction/peine Constitution juridique des positions d’auteur et de victime Tout le problème sera de parvenir à intégrer cette procédure judiciaire ainsi que les réponses qu’elle apporte à ces quatre questions, car cela suppose pour les victimes d’être en capacité de mobiliser des processus et des contenants psychiques qui précisément ont pu être plus ou moins gravement affectés par la violence de l’événement et son éventuel caractère traumatique.
Une typologie clinique des positions victimales Chacune de ces questions peut ainsi donner lieu à des positionnements problématiques singuliers. Les difficultés plus ou moins aiguës et durables de certaines victimes à intégrer le processus judiciaire, les problèmes qui peuvent surgir à chacune de ses étapes, sont à analyser comme les symptômes de leur difficulté à intégrer l’un des quatre enjeux qui le sous-tendent. Une typologie des positions victimales en devient possible selon l’enjeu qui spécifiquement fait obstacle et quatre grandes positions problématiques à l’égard du cadre judiciaire s’en trouvent définissables, donnant sens aux manifestations suivantes : Investissement problématique de la question de la Responsabilité juridique Imputation Manifestations symptomatiques dominantes: recherche permanente de responsables, recherche sans fin d’explications, auto reproches, sentiment de culpabilité, … Qualification Manifestations symptomatiques dominantes: perte de la différence normal/anormal, autorisé/interdit, légal/illégal, sur- ou sous évaluation de la gravité du délit… Investissement problématique de question de la Culpabilité juridique Réparation Manifestations symptomatiques dominantes: revendications insatiables, mise en échec de toute solution, ne rien concéder à autrui pour ne pas être en dette, exigence de retour à un état antérieur idéalisé… Condamnation Manifestations symptomatiques dominantes : haine, désir de vengeance personnelle, sentiment de vacuité de toute peine (un auteur hors d’atteinte), mise en cause des valeurs personnelles et/ou collectives, positions sacrificielles (porter le poids de la faute pour en avoir été témoin)… Une typologie des positions victimales Quand l’on sait par ailleurs à quel point certains auteurs ont su peser sur ces différentes questions l’on comprend combien ce parcours peut être problématique et constituer une série d’épreuves parfois insurmontables. Multiples sont les exemples où l’auteur va manipuler les repères internes de la victime et parvenir parfois en un instant à lui faire durablement perdre le sens, soit de sa responsabilité dans la commission des actes, soit de la nature transgressive des actes eux-mêmes, soit de leur caractère insupportable pour la victime, soit enfin de la vacuité de tout appel à la justice. La question de l’imputation La responsabilité, faute de pouvoir être portée par quelqu’un, se trouve être chez la victime en recherche d’auteur ou plus exactement de motifs, d’explications. Il ne va pas de soi de faire la part des choses entre ce que l’on a voulu et ce que l’on n’a pas voulu quand les gestes et les paroles des protagonistes se sont enchaînées les unes aux autres et les comportements de l’agresseur littéralement se sont nourris des réaction de l’agressé : de fait, toute victime a participé, même à son corps défendant, au déroulement de l’événement. L’agression représente ainsi souvent une expérience de perte de différenciation, d’autonomie, de frontière, un déni de soi dans lequel le soi a pu se perdre. Comment faire la part des choses entre ce qui revient à soi et ce qui revient à l’autre ? Et quels motifs imaginer à ses actes si ce n’est ce que je suis ; il y aurait en moi quelque chose qui l’a provoqué. Il y a de toutes les façons une culpabilité à avoir été là (à avoir ne serait-ce qu’un instant partagé le même espace et le même temps que l’agresseur), à n’avoir pas su anticiper, à n’avoir pas su se défendre, à avoir réagi comme on l’a fait dans la mesure où cela n’a pu faire obstacle au déroulement de l’agression. C’est le cas de ce jeune homme, violemment agressé à coups de pieds et de poings par un groupe d’inconnus une nuit dans la rue. Il sera assez gravement blessé et devra être opéré pour une fracture au visage. Plusieurs mois après il vit replié chez lui alors qu’il avait une vie sociale riche, et ne cesse de penser sur un mode ruminatoire à cette agression, lui cherchant désespérément une raison. Au plus profond de sa dépression il en viendra un jour, se souvenant avoir par le passé été déjà agressé, à penser qu’il avait une « tête à claques » et que c’est lui qui déclanchait immanquablement de la violence chez les autres. La question de la qualification 8 Elle suppose que la victime soit à même d'opérer une double conversion : de ce qui a été vécu à ce qui peut en être enregistré, de ce qui a été enregistré à ce qui peut être juridiquement qualifié (ou socialement réprouvable quand ce n’est pas du registre légal). Et l'on conçoit à quelles difficultés ces deux opérations peuvent se heurter chez elle : d'une part cela suppose qu'elle puisse se faire témoin de sa propre agression et qu’elle puisse d’autre part reconnaître quelque chose de ce qu’elle a vécu dans la relation (et l’enregistrement policier) qui peut en être faite. Son vécu de l'événement va se trouver mis de côté voire même devenir un obstacle au bon déroulement de la procédure alors même qu’il s’est agi pour elle d’une expérience émotionnelle extrême, souvent hors toute norme : l’irréalité vécue de l’événement tient ici à ce que, réalisant une transgression de l’ordre social, il n’aurait jamais dû survenir. Comment penser et intégrer un événement qui se définit en premier lieu d’être ce qui n’aurait pas du être, une sorte de négatif de nos valeurs collectives ? Ce sont alors ces valeurs qui ont pu être emportées avec lui puisqu’il n’a tenu son existence qu’à passer outre leur existence. D’où les difficultés parfois insurmontables à en cerner les contours et à le caractériser, qui vont plus ou moins mettre en échec les tentatives judiciaires de le dénommer et de le situer sur une échelle de gravité. Surestimations ou sous-estimations des actes (comme le montrait un exemple plus haut où la victime minimisait l’agression car « elle avait connu pire »), incapacité parfois à en relater quoique malgré la perception intime d’avoir été agressé comme dans l’exemple suivant sont les principaux symptômes de la difficulté à intégrer la qualification. C’est le cas d’une adolescente amenée par un adulte qu’elle connaissait bien à partager une séance de sauna seule avec lui. A un moment, il lui propose un massage du dos, qu’elle accepte. Amenée à raconter ce massage, elle dit qu’il a commencé par les épaules est descendu en bas de son dos… et a fini par les pieds. A une demande de précision sur ce qui a pu se passer entre ces deux moments elle dit ne plus trop savoir car il lui a à ce moment précis demandé quelle était selon elle la différence entre un massage et une caresse, ce qui dit-elle l’a rendue confuse un instant et continue de la laisser perplexe. C’est d’ailleurs depuis ce moment qu’elle se sent très mal et qu’elle a le sentiment d’avoir été abusée mais sans parvenir à dire en quoi et comment. C’est aussi la situation d’un homme qui s’est réveillé en pleine nuit parce qu’avec sa femme ils ont entendu un bruit anormal dans la rue. Il ouvre ses volets et constate sidéré que sa voiture n’est plus à la place où il l’a garée la veille au soir comme à son habitude. Il se précipite dehors et se trouve face à son véhicule dans lequel il entraperçoit deux jeunes. Il essaye de les empêcher de partir en se mettant au milieu de la rue. Le conducteur accélère et fonce droit sur lui. Il n’a que le temps de s’écarter, est heurté au pied par la voiture et tombe lourdement. Les voleurs s’enfuient et son véhicule sera retrouvé très endommagé quelques jours plus tard. En dehors des différents préjudices non indemnisés que cette affaire va engendrer, une question demeure lancinante plus d’un an encore après les faits : comment est-il possible que des personnes aient pu mettre sa vie en jeu pour une voiture sans grande valeur ? L’explication donnée par les gendarmes selon laquelle ce serait des jeunes jouant à « celui qui volerait le plus de voitures pendant la nuit » et qui auraient été pris de panique en le voyant, reste sans effets. Il reste obnubilé par cette question et commence à développer des conceptions de plus en plus négatives à l’égard de l’humanité toute entière. La question de la réparation Rien ne semblera longtemps plus choquant (voire totalement inintégrable) pour la victime de penser qu'une quelconque réparation puisse compenser de quelque façon le préjudice qu'elle a pu subir et encore plus choquant que cette réparation qui lui sera personnellement accordée (en dehors de toute peine infligée à l'auteur) puisse faire l'objet d'une quantification financière. Cela tient à ce que l'argent n'a rien à voir pour elle en la matière, qu'imaginer en outre s'accorder du plaisir avec quelque chose qui viendrait de l'auteur aurait quelque chose de totalement scandaleux, et qu'enfin, plus fondamentalement, parce qu'elle se trouve littéralement contrainte à une double conversion : - D'une part opérer une estimation du préjudice, ce qui suppose de lui donner littéralement une limite (il n'a pas tout détruit) - D'autre part de convertir son estimation du dommage subi en une autre valeur que celle par laquelle elle vivait ce dommage (le passage d'un quantum de souffrance à une somme d'argent). Là encore l’éventuel caractère traumatique de l’événement peut avoir durablement fixée la victime sur le mode de la reviviscence à celui-ci, lui interdisant toute possibilité de projection dans un devenir qui 9 ne porte pas l’empreinte de ce qui s’est produit. Pour d’autres, c’est le préjudice qui peut très longtemps faire l’objet d’une dénégation massive les amenant à concevoir la réparation sur le mode du « tout ou rien » : un retour à l’état antérieur, ou rien. L'on ne peut mieux illustrer cet enjeu que ne l'a fait LEYRIE 15 citant les propos d'une femme qui avait perdu sa sœur, tuée à ses côtés dans un accident de la route, en réponse à la question du montant de l'indemnisation qu'elle entendait demander en réparation : "Un franc symbolique ou une somme sans limite. Recevoir de l'argent sur le cadavre de ma sœur… jamais !" Voici un autre exemple du caractère insurmontable et totalement envahissant que le préjudice peut parfois revêtir. Il s’agit d’une femme d’une quarantaine d’années. Elle s’adresse à la consultation spécialisée suite à une agression de la part de l’ami d’une de ses copines. A la demande de celle-ci, qui voulait quitter son ami et avait peur des réactions de celui-ci, elle se rend à son domicile et en bas de l’immeuble se trouve prise dans une altercation entre les deux personnes. Elle s’interpose et reçoit sans savoir d’où il vient un coup violent à la pommette. Elle s’enfuit dans son véhicule, démarre et se rend compte après un bref temps qu’elle saigne abondamment. La plaie quelle découvre alors dans son rétroviseur parait grave, elle panique mais a le réflexe d’appeler la police puis de se rendre aux urgences. Elle se rend également à l’association d’aide aux victimes qui lui conseille de solliciter l’aide d’un psychologue car elle semble gravement perturbée par l’événement. Lors du premier entretien, elle se présente avec un pansement masquant l’une de ses joues qu’elle tente de cacher avec une mèche de cheveux. Elle relate ce qui lui est arrivé d’un ton sthénique et de façon logorrhéique puis exprime qu’elle est totalement obnubilée par la cicatrice qui va résulter du coup de cutter et qui altérera de façon insupportable et irréversible “la perfection de son visage”. Elle ajoute aussitôt qu’elle n’est pas dans son état normal pour tenir de tels propos, qu’elle juge inacceptables et déplacés et qu’elle n’aurait jamais exprimés antérieurement. Cependant, elle précise qu’elle a toujours été très soucieuse de son apparence et s’est toujours attachée à avoir un aspect physique « irréprochable » (notamment aucun défaut sur son visage). Cette blessure est une véritable obsession et elle ne pense qu’au moment où un plasticien interviendra pour lui rendre son visage d’avant et où ce cauchemar cessera. Elle décrit la blessure, et la future cicatrice qui en résultera, dans leurs moindres détails (épaisseur, largeur...). Elle évoque également des idées de vengeance difficiles à contrôler, ce d’autant plus que l’auteur présumé est en fuite et risque de ne pas être retrouvé. La question de la sanction Si le choix d’une peine obéit à une recherche d’équivalence entre la gravité du délit et l’ampleur de la sanction, en deçà de cette comptabilité (qui, à un autre niveau, a bien évidemment son importance) ce qui importe essentiellement c’est que cette sanction fasse littéralement peine, et ce non seulement pour l’auteur mais aussi pour la victime : que, par son exemplarité elle fasse accéder le premier à la compréhension du caractère inacceptable de ses actes et pour la seconde elle ait une vertu « purificatrice ». La sanction dans son principe invite à la peine et son intensité est à la mesure non d’un prix à payer en retour, mais de la réprobation collective que la nature des actes commis suscite. Elle doit amener l’auteur non à être quitte pour ses fautes, mais à prendre conscience du caractère inacceptable de ses actes au regard des valeurs constitutives de notre « contrat social », de par « la sanction morale qui doit l’atteindre de l’intérieur », pour reprendre là encore les analyses de A. GARAPON. Rien à ce niveau ne saurait absoudre quoique ce soit, rien ne saurait effacer la faute ; seule la prise de conscience intime d’avoir fauté importe, et ce pour toujours, car à travers elle c’est aussi la conscience de pouvoir fauter à tout moment qui est attendue afin de pouvoir mieux s’en prémunir. Là aussi l’on comprendra que bien des victimes aient beaucoup de mal à avoir accès à cette logique car elles ont fait l’expérience qu’aucune loi commune n’avait pu arrêter l’auteur et que celui-ci ayant pu s’affranchir de nos valeurs rien ne pourra jamais l’atteindre puisque rien ne semble avoir pu le freiner. D’où cette crainte très souvent exprimée qu’il ne vienne, une fois sa peine purgée, se venger comme si le temps et la sanction ne pouvaient avoir aucune prise sur lui. C’est là également que les idées insatiables de vengeance trouvent leur source, prenant la forme soit d’idées de règlement de compte personnel, soit d’exigences de sanctions extrêmes à l’égard de l’auteur, car la sanction se veut alternative à la Loi du Talion. Qu’elle échoue dans sa fonction et la victime restera durablement envahie d’un vécu d’injustice insupportable. C’est ainsi que l’on peut comprendre ces propos d’une mère recueillis à la sortie du procès en assises du meurtrier de son fils : « Lui il en a pris pour vingt ans mais mon fils il est dans le trou pour toujours ! » Un procès intérieur Toutes les victimes ne sont heureusement pas traumatisées et la majorité d’entre elles parviendra après un temps plus ou moins long à se dégager du moment initial de sidération, de ce moment premier de chaos, mais ce ne sera jamais sans un certain coût psychique. Dans tous les cas, l’événement va être à l’origine d’un questionnement critique dont la durée et l’issue vont être fonction de l’aptitude de la personne à se donner réponse aux questions que sa traversée a fait surgir, et ce parallèlement à l’éventuel processus judiciaire et à ses propres élaborations. Elles auront ainsi à traiter sur leur scène intérieure, et pour leur propre compte, de leur responsabilité et de leur culpabilité personnelles dans ce qui est advenu. Car d’une façon fugace ou prolongée, la victime va mener son propre procès, sur une scène, intérieure celle-là, sur laquelle elle va tenir successivement ou simultanément toutes les places : celle d’auteur, de victime, de témoin, de juge, d’enquêteur, d’avocat, de juré, d’expert. Ce travail psychique, que nous avons dénommé faute d’une formule plus heureuse le travail de victime, 16 a été trop longtemps assimilé au travail de deuil car il présente avec ce dernier un certain nombre de similitudes : - D’être réactionnel à la survenue d’un événement de vie dont le caractère exceptionnel et dramatique va plonger plus ou moins durablement le sujet dans une détresse et un désordre psychiques - De représenter une tentative d’intégration de cet événement par une forme de travail psychique - Que son échec va précipiter le sujet dans un mode pathologique d’existence et à ce titre l’on peut considérer le trauma psychique comme l’exact équivalent du deuil pathologique. Cependant, il s’en distingue radicalement par le fait que son enjeu n’est pas (sinon par extension abusive du terme) la perte 17 , mais l’atteinte à la constitution même de l’être et/ou de son écosystème (ce pourquoi la référence au narcissisme est souvent mentionnée). Cette expérience extrême d’effondrement de l’ordre qui fonde notre existence peut précipiter celui qui y a été confronté dans une véritable crise axiologique, dans une recherche éperdue de sens, de valeurs, tant celles sur lesquelles reposaient implicitement son monde ont été ébranlées sinon détruites ; d’où son appel à la justice comme essai de restauration externe d’un ordre interne/externe atteint dans ses fondements. A l’image du processus judiciaire quatre enjeux ou plutôt quatre dilemmes, sont potentiellement constitutifs de cette crise, dilemmes qui en tant que tels ne peuvent jamais trouver de réponse définitive, sauf à se réifier. C’est l’aptitude de la victime à les soutenir, c’est-à-dire à en débattre, qui lui permettra ou non de les dépasser ou à tout le moins de ne pas y rester durablement et problématiquement fixée. Ce sont les modalités, normales ou défaillantes suivant lesquelles ces dilemmes pourront être soutenus qui, entrant en résonance avec les enjeux du parcours judiciaire, vont permettre à la victime d’intégrer ou non ses procédures et ses réponses, ce qui ne signifie pas nécessairement être en accord avec elles, mais au moins pouvoir en saisir la logique et y tenir une position, fût-elle contradictoire. Ces quatre dilemmes ne tiennent leur existence, et leur issue, qu’à distinguer le « sujet psychique » du « sujet juridique » 18 , sujet psychique pour lequel culpabilité et responsabilité représentent des instances internes au fondement de la conscience morale d’un côté, de la dette sociale de l’autre Culpabilité psychique Responsabilité psychique Dilemme fondamental : il est tout aussi problématique de s’estimer coupable que de s’estimer innocent. Dilemme fondamental : il est tout aussi problématique de se taire que de témoigner Dilemme fondamental : il est aussi problématique d’oublier que de se souvenir Dilemme fondamental : Il est aussi problématique de pardonner que de ne pas pardonner Les enjeux psychiques du « travail de victime » Ce sont elles qui font qu’être victime inaugure : une double « crise de conscience » : • comment ne pas se sentir coupable quand l’on a été là et quand l’on a participé, même contre son gré, aux faits ? Mais comment en retour y être pour quelque chose, c’est-à- dire avoir contribué à son propre malheur ? • comment ne pas espérer oublier (et rêver que le népenthès existe), tant la souffrance peut être grande et la perte incommensurable, comment renoncer à cet espoir insensé d’un possible retour à « avant »? Mais comment en retour s’accorder l’apaisement au risque de faire comme si rien n’était advenu et aller jusqu’à se trahir soi-même en niant toute la souffrance éprouvée ? une double « crise de devoir » ou de « civilité » : • comment se taire quand ce que l’on a vécu nous concerne tous, comment ne pas alerter de la fragilité de nos valeurs et interdits collectifs ? Mais comment dire quand la honte éprouvée vous rend indigne ? Comment témoigner et de quoi ? • comment ne pas vouloir pardonner et considérer alors l’autre comme quitte de toute dette ? Car pardonner c’est d’une certaine façon se libérer de l’autre, de la haine ou du désir de vengeance étouffant qu’il peut inspirer. Mais comment pardonner quand rien ne peut jamais totalement assurer que l’auteur a bien réintégré nos valeurs collectives et qu’il ne récidivera plus jamais ? De l’aptitude de la victime à assumer cette crise et les quatre formes qu’elle peut prendre dépendra grandement sa capacité à intégrer le processus judiciaire et ses réponses. Plus une victime restera sous l’emprise des déliaisons provoquées par l’événement 19 , plus « l’instruction » de son « procès intérieur » sera problématique et plus la procédure judiciaire revêtira pour elle une importance déterminante dans sa reconstruction. C’est ce pourquoi elle peut avoir de tels échos chez les victimes, être éprouvée comme si nécessaire, et devenir parfois brusquement source de nouvelles formes de victimisation. Penser l’accompagnement psychojudiciaire Il est un travail psychique singulier impliqué par le fait d’avoir traversé un événement critique : le travail de victime. Que l’événement ait été traumatique et ce travail va se trouver plus ou moins gravement empêché par les déliaisons internes qu’il a provoquées. Le besoin de justice positive, s’il ne peut tout résoudre des désarrois intérieurs de la victime, offre malgré tout un étayage psychique externe d’autant plus important que les contenants internes ont été atteints. Il va donc permettre jusqu’à un certain point d’organiser une lutte contre l’effondrement intérieur mais l’on saisit mieux du même coup qu’il puisse devenir dans certains cas source de nouvelles victimisations si, pour la victime, il ne va pas dans le sens de ses tentatives de reconstruction. Il ne saurait pourtant jamais suffire, ce qui pose en retour la question des conditions cliniques spécifiques à mettre en œuvre pour aider la victime à se redonner les repères internes indispensables à l’élaboration des positions de victime et d’auteur. Ce parcours devient alors pour l'accompagnant un véritable espace projectif au sens où il va permettre: - Un repérage et une analyse de ce à quoi en lui la victime achoppe - Un cadre clinique d'intervention dans la mesure où il aura une fonction « contenante » par rapport aux débordements observés ; mais aussi et surtout une fonction structurante à l’origine de réaménagements psychiques à l'intérieur du processus qu’il rend possible. Dans cette perspective, le parcours judiciaire ne vise plus seulement la résolution satisfaisante de l’affaire pour la société, l'auteur et la victime ; il devient l'occasion d'un travail psychique rendu nécessaire par l'incapacité plus ou moins totale de la victime à s'y inscrire, de par les étapes imposées qui en constituent la trame, de travailler en les rejouant dans son cadre les aspects de l'événement restés problématiques pour la victime. C’est là qu’une notion trouve sa place, d’apparence paradoxale, celle de processus de victimisation : pour qu’une victime puisse sortir de ce statut encore faut-il qu’elle ait pu y entrer ou encore, pour quitter une place encore faut-il avoir pu l'occuper. Aider la victime à soutenir le parcours judiciaire a pour visée de lui permettre une réaccèssion à ce que suppose, au plan psychique, de pouvoir tenir et soutenir cette position. Ce processus est alors à prendre comme l’analogon de la “ névrose de transfert ” dans le cadre de la cure, névrose “ artificiellement ” crée par l’espace analytique sans laquelle aucune interprétation n’est possible sinon à être "sauvage". C’est ainsi que Freud a clairement distingué la névrose de la névrose de transfert : "Pourvu que le patient veuille bien respecter les conditions d'existence du traitement, nous parvenons régulièrement à donner à tous les symptômes de la maladie une nouvelle signification transférentielle, à remplacer sa névrose commune par une névrose de transfert dont il peut être guéri par le travail thérapeutique." 20 « Etre victime » est ici l’exact équivalent pour le trauma psychique de ce que représente la névrose de transfert pour la « névrose commune » : un exutoire, ici une surface sociologiquement valorisée rendant possible un mode d’explication avec soi-même 21 . C’est tout l’enjeu de ce que l’on peut désigner par le terme d’accompagnement psychojudiciaire : une forme d’intervention psychologique suivant laquelle le parcours devient la trame même d’un travail psychique auquel il emprunte ses questions, non pour y apporter des réponses mais pour permettre aux victimes de les remettre en débat, un accompagnement pour lequel la position de victime devient une place à construire et à occuper afin de pouvoir s’en dégager. Ca n’est qu’à ce prix, qu’ayant ré accédé à sa responsabilité et sa culpabilité intérieures 22 elle pourra enfin se dégager de l’auteur réel et renvoyer celui-ci à son propre destin. ------------------------------------------------------------------------------------------------------------ 1 Psychologue, CH Guillaume Régnier, Rennes, secteur G 06 service du Dr Jago ; membre de l’Institut de Criminologie et Sciences Humaines (ICSH), Université de Rennes 2. 2 « Imputées à la victime » serait une formulation beaucoup plus juste. 3 LM Villerbu : D’une formule embarrassante à une autre : l’interchangeabilité des positions d’agresseur et de victime. A propos de « la victime est-elle coupable ? » In R. Cario : La victimes est-elle coupable ? Autour de l’œuvre d’Ezzat Abdel Fattah » 2004, L’Harmattan, pp.43-59. 4 P. Pignol : Les aléas de la demande de soin dans les psychotraumatismes. Mai 2005, Les Cahiers de l’ICSH, Hors Série « Psychologies et Victimologies », pp.9-33. 5 LM Villerbu, op. Cit. 6 LM Villerbu : La vulnérabilité, aspects psychologiques, Mai 2004, Société de Médecine Légale et de Criminologie, Université René Descartes, Paris. 7 L’on peut évoquer ici la notion de « sérialité victimale ». Voir P. Lebas : Victime et sérialité, mai 2005, Les Cahiers de l’ICSH, Hors Série « Psychologies et Victimologies », 2005, pp.35-48. 8 P. Pignol, op. Cit, 2005. 9 LM Villerbu : Après et avant, quand la victime parle. Une clinique psychologique dans les embarras de la victimologie et l’apport de la psycho-criminologie. Journée d’étude, mai 2004, « Victime, Justice et Peine. Devoir de sanction, besoin de réparation et désir de vengeance. » La Roche sur Yon, Institut Catholique d’Etudes Supérieures. 10 P. Pignol, D. Gouénard : Etre victime :"Travail de victime" et accompagnement psycho-judiciaire. Colloque « Temps Psychique, temps judiciaire », déc. 2001, Rennes. A paraître, 2006, L’harmattan Editeur. 11 Avec tous les risques de construire le procès sur l’espoir d’en obtenir des vertus thérapeutiques immédiates pour les victimes. Sur cette question voir : « Victime, Justice et Peine. Devoir de sanction, besoin de réparation et désir de vengeance. » Journée d’étude, mai 2004, La Roche sur Yon, Institut Catholique d’Etudes Supérieures. 12 Sur cette question l’on ne peut que se référer aux travaux de C. Damiani, par exemple : Psychothérapie post-traumatique et réparation, p. 131, in F. Marty : Figures et traitements du traumatisme, Dunod, Paris, 2001 ; ou encore, C. Damiani : Les victimes. Violences publiques et crimes privés. Bayard Editions, Paris, 1997 13 …à la condition toutefois de ne pas amalgamer ces deux positions, auquel cas le risque est grand de faire un usage idéologiquement détourné de la problématique victimale. 14 A. GARAPON : Bien juger. 2001, Ed. Odile Jacob, Paris, pp. 202-203. 15 J. Leyrie : La réparation. De l'ambiguïté de la demande des victimes et du système d'indemnisation. Perspectives Psy, vol. 35, no 5, déc.1996, pp. 377-384 16 P. Pignol, D Gouénard, op. Cit. 17 S. Freud : Deuil et Mélancholie, in Métapsychologie, Gallimard, Paris, 1940. 18 LM Villebu, op.cit, 2004, p.56 19 P. Pignol, 2005, op. Cit. 20 Laplanche et Pontalis : Vocabulaire de la psychanalyse, p. 280, Quadrige, PUF, 1997. 21 LM Villerbu : Psychologues et thérapeutes. 1993, L’harmattan, Paris, pp. 25-26. 22 F. Lebigot quant à lui, considère le « ré accès à la castration » comme étant la condition de sortie de l’expérience traumatique. Voir par exemple « La demande de soin dans les névroses traumatiques de guerre », Annales MédicoPsychologiques, 149, 2, 1991,132-149
| |
|