Pourquoi un juge ne serait-il pas responsable du bon accomplissement de ses fonctions comme peuvent par exemple l’être un médecin ou un avocat de ses conseils ? Il ne manque pas de bons esprits pour estimer que celui à qui est donné le pouvoir exorbitant de nous juger et de nous sanctionner doit lui aussi répondre de la bonne exécution de sa mission. Le bon sens paraît donner la réponse..., et pourtant. Le Conseil Constitutionnel vient de refermer lourdement la porte en censurant ce qui restait de la réforme-croupion de la Justice sur la possibilité d’invoquer à l’égard des juges la faute qu’ils ont pu commettre dans leur activité juridictionnelle.
Le juge est-il coupable ?
La question est suffisamment compliquée pour justifier un rappel des distinctions à établir et des principes en cause.
- Ecartons d’emblée toute discussion sur la responsabilité pénale des magistrats. Ceux-ci répondent de leurs crimes et délits dans les mêmes conditions et devant les mêmes juridictions que tout autre citoyen, et de plus certains délits sont spécifiquement réprimés quand ils sont commis par des magistrats : corruption, déni de justice ou abus d’autorité par exemple. Aucune réforme de la loi n’est ici nécessaire. Ajoutons que cette solution est partagée par l’ensemble des nations.
- A l’opposé, il est difficile de concevoir que la pure erreur de droit, soit que la portée des faits ait été mal appréciée, soit que le bon principe ou texte n’ait pas été appliqué, ou soit encore que la jurisprudence connaisse un revirement devant la juridiction postérieure (situation assez fréquente), puisse donner lieu à responsabilité du juge. Il est courant de dire que les décisions ne peuvent être critiquées que par l’exercice des voies de recours, et même si cette position n’était pas justifiée par le principe de l’indépendance des magistrats, le bon sens l’imposerait : supposons que le premier juge décide dans un sens, le juge d’appel dans l’autre… mais que le juge de cassation donne raison au premier juge ; faut-il commencer par déclarer que le premier juge a commis une faute, puis le laver rétroactivement de cette faute en sanctionnant cette fois le juge d’appel… sans compter que le juge d’appel de renvoi après cassation peut résister, et que toutes chambres réunies la cour de cassation peut donner définitivement raison au juge d’appel ! La réformation d’une décision par la juridiction supérieure n’est pas en soi une "faute" susceptible d’engager la responsabilité.
- Dans les cas où l’on peut admettre généralement que le juge n’a pas commis une simple erreur mais une véritable faute en exerçant ses fonctions de façon évidemment mauvaise, la responsabilité de l’Etat est substituée à celle du juge, au titre du fonctionnement défectueux du service public de la justice. C’est un principe qui assure la réparation du justiciable et permet aussi de l’obtenir dans les cas élargis de responsabilité sans faute prouvée, ce qui est très avantageux pour le justiciable. C’est exactement ce qui a été appliqué dans le cas des détenus de l’affaire Outreau, qui ont reçu (ou vont recevoir) de substantielles indemnités indépendamment de toute commission d’une faute par le juge Burgaud, laquelle faute n’a pas été reconnue. Là encore cette solution est celle que presque toutes les nations ont adoptée. Elle est enfin cohérente avec le fait que les magistrats sont dans un rapport d’employé (fonctionnaire) avec l’Etat, de façon similaire à la légion de ceux pour lesquels l’article 1384 du Code civil édicte une responsabilité du fait d’autrui (commettants et préposés – c’est-à-dire tous les salariés –, parents et enfants, instituteurs et élèves).
Chacun voit que si l’objectif de réparation indemnitaire du justiciable lésé par un mauvais fonctionnement de la justice est satisfait (par l’Etat, donc grâce à l’argent public), il n’en est pas de même de l’objectif de sanction du juge. N’étant ni responsable ni sanctionné financièrement ou autrement, le juge, qui est par ailleurs inamovible, n’a aucune incitation à bien faire son travail, voire à seulement modifier son comportement, autre que sa propre conscience professionnelle.
Outreau, à quoi bon ?
C’est dans ces conditions que la Commission parlementaire d’Outreau a tenté de remédier à cette situation choquante qui périodiquement, à l’occasion de certains scandales, agite l’opinion publique. La Commission n’avait, du fait des principes relevés ci-dessus, que la possibilité de passer par la qualification de faute disciplinaire pour tenter de sanctionner en la personne du juge des pratiques évidemment contraires à la déontologie.
Et c’est là que la machine s’est grippée : depuis 1958 la faute disciplinaire est définie comme « tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité ». Cette définition étant manifestement insuffisante pour atteindre l’activité juridictionnelle d’un magistrat, la Commission a dans un premier temps tenté de qualifier cette faute disciplinaire comme « la violation délibérée des principes directeurs de la procédure civile ou pénale ».
Le Conseil d’Etat, saisi pour avis, relève alors que ce texte introduit une confusion en rendant impossible la distinction entre l’appréciation à but disciplinaire du comportement professionnel et l’office du juge d’appel ou de cassation saisi d’un recours, ce qui est « de nature à porter atteinte aux principes de séparation des pouvoirs et d’indépendance de l’autorité judiciaire ».
Le Parlement reprend donc sa copie, et remplace la formule par « la violation grave et délibérée par un magistrat d’une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties, commise dans le cadre d’une instance close par une décision de justice devenue définitive ».
Et cette fois, c’est le Conseil constitutionnel qui vient censurer le nouveau texte, au motif qu’il s’agit encore d’apprécier l’activité juridictionnelle du magistrat, et que les principes de séparation des pouvoirs et d’indépendance empêchent les poursuites sauf si la violation en cause a été préalablement constatée… par une décision de justice ! En d’autres termes il est nécessaire que, non seulement l’instance ayant donné lieu à violation soit close, mais que la faute du magistrat ait elle aussi été constatée… on suppose spontanément par le magistrat qui l’a commise (le code de procédure ne prévoit aucune autre compétence possible) !!
Circulez, il n’y a rien à voir !
La boucle est donc bouclée et le système verrouillé : impossible d’invoquer la responsabilité individuelle du magistrat ni au plan civil, seul l’Etat répondant de ses conséquences envers le justiciable, ni au plan disciplinaire puisqu’il faudrait avoir préalablement reconnu l’existence de la faute civile.
Et pourtant Guy Canivet, premier magistrat de France, n’avait-il pas reconnu avant précisément de quitter la Cour de cassation pour rejoindre le Conseil constitutionnel : « Dans un jugement, il faut distinguer deux éléments : la décision elle-même, et le mécanisme par lequel on parvient à cette décision. Si un juge rend une décision sans délibérer, en escamotant le débat, je ne vois pas d’inconvénient à ce que cela mette en jeu sa responsabilité civile ou disciplinaire… ». Bien d’autres, à commencer par les parlementaires, se sont déclarés choqués par la décision du Conseil constitutionnel.
Il y a effectivement de quoi l’être, à voir se confirmer une immunité totale, alors qu’un juge qui méconnaît de façon délibérée, voire « volontaire » selon la CCJE (Conseil Consultatif des Juges Européens) du Conseil de l’Europe, les devoirs déontologiques de sa charge, ne commet pas une simple « erreur » susceptible d’être réparée par la juridiction supérieure, mais se place en dehors de sa mission et de ce fait ne peut pas réclamer la protection qui s’attache aux auteurs de décisions juridictionnelles.
Qu’on ne vienne pas dire qu’il sera difficile dans certains cas à la frontière, de décider si la violation est ou non délibérée : la justice a tous les jours l’habitude de prendre ce genre de décisions, par exemple en maniant à l’égard des justiciables des concepts juridiques comme le dol ou la « faute équipollente au dol ». Pourquoi serait-elle incapable à l’égard de ses propres juges de savoir distinguer les cas où le principe de séparation ou d’indépendance est en cause, alors qu’elle résout quotidiennement des problèmes bien plus compliqués ? C’est d’ailleurs le Conseil Supérieur de la Magistrature, organe constitutionnel, qui est chargé de la discipline des magistrats en même temps qu’il assiste précisément le Président de la République dans sa mission de garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Comment le CSM (Conseil Supérieur de la Magistrature) ne serait-il pas capable de juger de l’éventuelle atteinte à cette indépendance ?
Non, les magistrats ne font ici que s’adonner au corporatisme le plus obtus : les juges ne peuvent jamais être traités comme des justiciables, c’est aussi simple que cela, et, circulez [1]…
Aux dernières nouvelles, les parlementaires découragés estiment qu’effectivement on ne pourra jamais vaincre de telles résistances dès lors qu’elles sont appuyées par les Sages d’un Conseil constitutionnel que la sagesse a désertés. Corporatisme, quatrième pouvoir…
Bertrand Nouel