Le débat sur la responsabilité des juges se situe le plus souvent
au niveau déontologique, statutaire, institutionnel, politique; il fait
appel à des principes et tend d'une manière générale à dessiner le cadre
dans lequel s'exerce la responsabilité sociale de juger. Ce niveau de
discussion prévilégie, d'une part, l'équilibre entre les pouvoirs et de
l'autre la recherche de l'efficacité de l'institution judiciaire; il exclue
par principe l'aléatoire, le particulier, le subjectif. Le débat concerne
le niveau central de l'Etat et tend à imposer par le haut des règles
de fonctionnement permettant de clarifier les conditions de l'exercice
de la fonction juridictionnelle dans ses relations avec les autres
institutions et avec les justiciables, de même qu'à définir les droits
et obligations du juge à l'intérieur de l'institution judiciaire elle-même.
Tout autre, cependant, est l'interrogation suivante que se pose
le juge concrètement: "qu'est ce que je fais lorsque je décide celà",
quelle responsabilité est la mienne lorsque j=applique la loi ou décide
de l'appliquer de telle ou telle façon? Ici et maintenant.
Mon propos est de tenter de penser et de décrire comment la question
éthique de l'exercice des responsabilités peut se poser concrètement et
sans détour à un juge particulier dans sa démarche intime d'acteur
responsable et de mettre en évidence les oppositions entre la démarche
générale déontologique et la démarche individuelle éthique, mais,
également, la nécessité de la co-existence de ces deux démarches.
La démarche éthique ne connaît aucune distance entre celui qui parle et le Dit
.
Autant le débat sur la déontologie peut être posé en termes généraux,
autant celui sur l=éthique de l=acteur responsable appelle le particulier,
le subjectif, le fragile et met en évidence la prédominance de celui qui
parle, qui se donne en spectacle.
Mais alors, quelle est la signification de la participation même
au débat sur la responsabilité des juges, de l'acceptation d'introduire
la discussion sur la loi et sur ma responsabilité lorsque je dis la loi?
Si la démarche éthique consiste à rechercher ce qui pense à travers
moi, ce qui agit et parle à travers moi, ce qui structure ma pensée comme
un langage, ce qui unit l'objectif au subjectif, comment accepter la
tâche assignée au juge d'appliquer la loi humaine? De l'appliquer sans
critique et état d'âme parce qu'elle est la loi? Comment concilier cette
éthique de la discussion et de l'introspection avec cette obligation
déontologique de rester à sa place et d'appliquer la loi sans état d'âme?
Si la démarche éthique convoque l'individu dans ses rapports avec la vérité
et impose une idée de la responsabilité individuelle aussi proche que
possible de cette vérité, elle relativise la loi, le respect dû à la loi
et aux institutions.
La démarche éthique du juge impose la recherche épique et dangereuse de la lucidité.
Lorsque le juge dit la loi, ce n'est pas sa loi; du point de vue
de la production de justice, il n=est que le porte-parole de la loi; pour
lui, dire n'est pas faire, n'est pas croire. Ainsi, lorsqu=il dit la loi,
il n=est pas responsable de son dit; pourtant, ainsi, il agit en parfaite
harmonie avec son cadre déontologique. Toute autre est la posture du juge
qui accepte que dans l'exercice de son activité juridictionnelle
s'introduise une dimension de recherche éthique. Ce débat intérieur se
présente comme une fonction critique qui s'impose comme constante d'une
personnalité, un Dire originel non négociable, une relation intime à
l=autre, une exigence fondamentale de recherche d=unité personnelle; il
pose immédiatement la question de la loyauté aux institutions, à la loi,
à la déontologie.
Cette situation écartelée entre la recherche individuelle de
responsabilité et l'exercice quotidien de la responsabilité devant la
loi a été éclairée d'un jour particulier par Jean-Pierre Winter1
qui a décrit cette expérience, cette urgence de l'introspection, et a
montré comment ce "refus d'être dupe des masques" pouvait s'imposer et
comporter son revers: l'errance, l'exil, le refus de la complétude et
de la quiétude.
Ainsi, ce conflit particulier constituera la marque de la démarche
éthique dans l'exercice des responsabilités; démarche qui n'aura de cesse
que de "trouer ce qui est lisse", de trouver la faille, les pièges des
institutions et des pouvoirs. Refusant l'asservissement au pouvoir
qu'elle fait ressentir comme pesant, la démarche éthique ne permet pas
de connaître l'harmonie; tout au contraire, le rituel judiciaire, le drame
des situations à propos desquelles un jugement est requis vont exacerber
le sentiment oppressant de la castration par la loi sociale et imposer
cette errance dans son opposition au goût de l'ordre, à la raison d'Etat,
au fonctionnement silencieux et glacé des institutions. Si la situation
de l'individu dans une société en crise est ressentie comme insupportable
et constitue le mobile apparent de cette errance n'est ce pas pas,
cependant, parce qu'elle permet justement la remise en question de
l'autorité, de la loi? Ne s'assigner aucune limite dans la recherche du
vrai au nom de la responsabilité, c'est suivre un penchant, une exigence
qui rendent impossible tout rêve d'harmonie avec les autres, avec les
institutions; qui rendent impossible l'idée même d'aboutir à la vérité.
Comment ne pas s'interroger sur ce qui pousse à s'exposer, à se
décrire en écrivant, à refuser évidences et idées toutes faites, la
sécurité de la loi, des statuts et des codes de déontologie?
1 Les errants de la chair, études sur l'hystérie masculine, jean-pierre
Winter, Calmann-Lévy, 1998. L=auteur a introduit un rapport singulier,
particulier, intime, avec le désir subi de remise en question de la loi du
père; notre contribution aura été celle de la rencontre de ce désir pariculier
chez un juge chargé d'appliquer la loi.
La recherche compulsive de la responsabilité suppose, donc, qu'est
attribuée à la vérité une valeur supérieure à la loi. Cette compulsion
implique la prétention à la connaissance des lois naturelles et de l'ordre
des choses. Elle comporte aussi, par l'exposé qui est fait de cette
conception particulière de la vérité, la volonté d'introduire un
témoignage particulier, libre et non contraignant, sur les faits sociaux
afin de participer à leur évolution. La responsabilité individuelle
comporte bien un rapport particulier à la Loi, à l'obéissance à la Loi,
au Père.
La démarche éthique ne peut constituer une règle déontologique.
La démarche éthique ne saurait déboucher sur la définition d'un
projet politique, d'un nouveau pacte social, sous peine de devenir à son
tour chargée de cette pesanteur, de cette violence institutionnelle dont
elle dénonce inlassablement les effets. Cette responsabilité épique,
en effet, impose la faiblesse, le fragile, le provisoire, l'inabouti;
elle impose, selon la formule de Winter "de tenir un discours qui refuse
à s'incarner"; ainsi demeurent, le simple désir de désirer sans penser
atteindre son but, le refus de la complétude. Ainsi, peut être posée l'idée
que toute démarche de responsabilité qui tendrait à poser un mode d'emploi
représentant l'idée accomplie de la règle et de la loi constituerait
immédiatement une usurpation, une idée réifiée qu'il faudrait passer au
crible de la critique. L'errance perpétuelle est la marque du refus de
l'incarnation et de l'idôlatrie, une particularité, une propriété
essentielle qui constitue la base de la démarche éthique et qui ne peut
qu'être étrangère à la référence aux principes qu'impose l'organisation
politique de la responsabilité. La démarche éthique ne peut, donc, être
posée par l=Etat comme s=imposant déontologiquement au juge.
La démarche éthique interdit toute distance avec autrui.
Elle ne peut également qu'être compulsive, née de son rapport à
l'autre, comme un Dire qui s'impose en présence de ce qui est supposé
être la souffrance, l=appel de l'autre. Il ne s'agit pas d'une pensée
structurée, d'une mise en ordre des idées, mais de l'impossibilité de
ne pas tenter de faire taire la plainte née de la souffrance. Cette évidence
rejette, comme inappropriée toute solution rationnelle tirée de la
nécessité de gérer les masses humaines. Ainsi, apparaît l'inadaptation
entre les réponses sociales apportées par la loi à la souffrance et la
nature même de cette souffrance qui est rapport à l'autre. Il s'agit,
donc, ici de l'impossibilité constitutionnelle de ne pas répondre à cette
plainte; responsabilité et déterminisme dès réception de la plainte
d'autrui. Ainsi, apparaît cette relation de causalité ou de proximité
imposant l'errance et excluant dans l'immédiateté toute démarche
d'auto-protection, de recul, de prise en compte de la réalité et des liens
sociaux, mais également de référence au statut, à la loi, à tout code
de déontologie définissant les règles de la responsabilité.
La démarche éthique, d'une certaine manière supprime toute liberté.
L'errance n'est pas un choix, une manifestation de la liberté dans
l'acte de juger; elle n'est que destinée dés lors qu'a été acceptée la
responsabilité de juger. Cette compulsion s'impose et contient, tout à
la fois, la marque d'une personnalité qui, sans doute, obéit à ses propres
lois, mais aussi celle du Dire originel qui porte en lui la parole, le
souffle de Dieu; reprenant Lacan sur ce point, comment ne pas reconnaître
que ce Dire compulsif, premier élan vers l'autre contient tous les
ingrédients de la transcendance, la première marque de notre capacité,
à travers nos rapports aux autres, d'accéder à cette transcendance?
La démarche éthique véritable amène au sacrifice vain et stérile:
Elle se doit d'être spontanée en ce qu'elle n'est pas réponse à
une question posée par le justiciable, par les institutions ou par les
parties au procès; elle est préalable à toute instance.
Action désintéressée dont il doit être exclu, dès le départ, qu'elle
puisse aboutir à la reconnaissance, à la récompense. Juger compulsivement
implique, également, cette préconscience de ce que notre destin est de
souffrir de cette errance; la seule complétude de cette démarche étant
l'inéluctable châtiment par les institutions. Bien plus, l'absence de
châtiment ne pourra être que la preuve de l'échec de la démarche de
dénonciation, la preuve de ce que la dénonciation n'aura été
qu'imparfaite, incomplète, ménageant, tout à la fois, des préoccupations
éthiques et des considérations égoïstes et particulières; l=absence de
châtiment sera la preuve de l=échec de la démarche éthique elle-même.
Ainsi, autant la déontologie constitue un ensemble de droits et
obligations protecteurs pour l=acteur social dont l'exercice de la
responsabilité sociale est régulé, autant la démarche éthique provoque
à l'exposition.
Mû par la nécessité de la critique, le responsable qui vient de
tuer la parole du Père en mettant à nu ses injustices, ne pourra présenter
de projet de remplacement, de pacte fondateur. Condamné à tenter de tuer
le Père et à s'exposer devant lui, le responsable imparfait demeurant
dans l'incomplétude ne pourra acquérir la dimension adulte complète
tournée vers l'autre par l'édification d'un projet commun, par la capacité
de s'engager profondément et affectivement. Le responsable éthique
incomplet évitera le risque de la complétude, celui qui germe dans toute
démarche fondatrice; il pourra ainsi se garder du statut d'homme politique
qui impose la définition structurée du pacte social. A défaut de préserver
ce statut d'incomplétude, s'il cède à la tentation de l'exercice accompli
de la fonction fondatrice paternelle, il deviendra tyran, responsable
complet de la loi, et il faudra que d'autres responsables luttent pour
sa mort physique.
Responsabilité individuelle et responsabilité institutionnelle:
La recherche de vérité s'éclaire, alors, par ce que Jean-Pierre
Winter appelle "l'effet vérité", c'est-à-dire la capacité par le
dévoilement non réducteur de la vérité de restituer aux phénomènes leur
complexité et de permettre à autrui d'analyser les conditions de son propre
comportement, de son existence. Eclairer autrui sur la complexité et la
dramaturgie participe à la remise en cause du pacte social et à la démarche
refondatrice sans aller jusqu'à proposer un projet. Etre responsable
individuellement impose, alors, le dévoilement de la complexité et le
refus des explications et positions hâtives, catégoriques, dominantes.
De même, il apparaît individuellement responsable de mettre en évidence
les paradoxes d'une société qui, dans le même temps où elle valorise le
travail social dans sa fonction d'identification, de statut et
d'intégration sociale, est organisée autour de la logique du marché qui
génère la destruction du travail et l'exclusion. Ce dévoilement
n'implique, donc, nullement la possibilité ou la capacité de proposer
un nouveau système d'organisation sociale, mais la critique des paradoxes
sources d'injustice et de souffrance. A contrario, expliquer la
répression par la nécessité de maintenir l'ordre et d'assurer le respect
de la loi constitue l'illustration de la responsabilité institutionnelle,
l'auto-justification d'un système dont tous les responsables assument
pleinement la cohérence ou l'incohérence; dans un tel système, aucun
responsable n'a plus la capacité de s'extraire de la logique de la
responsabilité globale. La responsabilité globale qui ignore la
souffrance d'autrui n'est-elle pas alors représentative de
l'irresponsabilité absolue? L'acteur social individuellement responsable
n'est-il pas celui qui ne peut pas cesser de faire entendre la plainte
d'autrui, cette souffrance qui s'impose comme seule vérité indiscutable.
N'est-il pas celui qui ne peut s'empêcher de pénétrer l'intérieur des
institutions, notamment l'institution judiciaire porteuse de la fonction
d'application de la Loi du Père, afin de leur faire perdre leur aspect
lisse, mécanique, déhumanisé, assexué et de faire oeuvre de subversion?
N'est-il pas celui qui en supprimant les cadres et les protections s'impose
l'errance et la douleur du courroux du Père?
Si toute démarche d'opposition à la loi est vécue par son auteur
comme un choix épique, dramatisant, inévitable, mais dépassant son auteur,
n'est ce pas parce que la Loi dont il est question est celle du Père
symbolique et que ce qui est en jeu là a peu de rapport avec de simples
considérations de justice.
Cette constatation mécaniciste ne comporte t'elle pas en germe
l'idée que toute démarche éthique étant éminemment dépendante d'éléments
qui trouvent leur place dans la subjectivité du sujet impose la réticence
devant la tentation de la recherche d'une vérité universaliste imposant
le silense. La démarche éthique, individuellement responsable, ne peut
qu'être fragile, impérative, relative au sujet qui la mène. Comment faire
la part de ce qui parle à travers moi sans constater que cet élan même
vers la vérité et la souffrance n'est pas le fruit de ma décision volontaire
mais s'impose comme une obligation compulsive, une trace déchirante de
ce qui écartèle l'homme entre sa condition humaine et la recherche des
lois universelles.