DEUXIEME PARTIE LES ATOUTS DE LA BREACH OF
CONTRACT
Une fois décrite la breach of contract, il reste à la confronter avec notre traitement de
l’inexécution. Un bilan pourra être dressé : la Common Law, d’une part, apparaît plus
efficace, plus adaptée à la vie des affaires, et, d’autre part, semble avoir un
important rayonnement international.
C hapitre 1 : Son adaptation à la vie des affaires
La grande efficacité de la Common Law peut, semble-t-il, s’expliquer de deux
façons : la distance prise avec la conception morale du contrat et la faveur accordée
à l’analyse économique du contrat, facteur qui garantit à la Common Law une
audience enviable dans les entreprises, et qui semble faire défaut au droit français
de l’inexécution.
I. La distance prise avec la conception morale
Pour parvenir à un tel constat, nous verrons que la Common Law ne comporte
pas d’équivalent conceptuel de notre faute contractuelle (1). Nous verrons à cette
occasion comment la Common Law a pu s’en passer. Puis nous nous interrogerons
donc sur le fait de savoir s’il s’agit d’un avantage pour le droit anglais (2).
1. L’économie de la faute par la Common Law
L’inexécution d’une obligation contractuelle suffit, en droit anglais, à
déclencher les remèdes contractuels53. Le droit anglais a pourtant connu, dans son
53 D. Tallon, « Pourquoi parler de faute contractuelle ? », in Ecrits en hommage à G. Cornu, P.U.F., 1993, p. 435.
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histoire, un moment où il fallait prouver une faute (rappelons-nous le writ of
trespass). Lorsque la responsabilité contractuelle a acquis son autonomie, la
nécessité de prouver une faute a disparu. Le terme même de « faute contractuelle »
est donc totalement absent du vocabulaire juridique anglais. Mais il ne s’agit pas que
d’une subtilité de langage. Même le droit de la responsabilité délictuelle, en Common
Law, ne connaît pas vraiment de « faute » : tout au plus s’agit-il d’une breach
(encore) d’un duty of care préexistant. Mais la faute n’existerait-elle même pas en
tant que concept sans mot pour le traduire ? La réponse encore est négative. Nulle
part dans les définitions des manuels sur la breach of contract ne trouvons-nous de
notion de faute morale. E. McKendrick54 précise : « (...) liability does not depend
upon proof of fault ». Les seules situations pour lesquelles la Common Law va
opérer une comparaison entre la prestation reçue et la prestation, in abstracto, du
« reasonable man »55 sont les contrats qui font peser une obligation de soin
particulière. C’est le cas des contrats de transport. Mais, nous le soulignons, même
ici, le juge ne prononce jamais le mot « fault », tout juste le mot negligence, et jamais
n’y a-t-il de jugement moral. Le test du reasonable man est, finalement, un moyen de
plus pour les juges anglais d’adapter leur ratio decidendi aux circonstances
d’espèce.
La Common Law se passe donc de la notion et du concept de faute
contractuelle. La principale raison à cette absence est que la Common Law ne
s’intéresse pas aux raisons qui ont poussé le débiteur à ne pas s’exécuter. C’est
l’héritage des forms of action : la procédure règne avant tout et avant le fonds de
l’affaire. Les raisons de l’inexécution n’importent pas dans le traitement de celle-ci
par le droit anglais, et donc il ne peut y avoir de jugement moral sur ces raisons. La
Common Law reconnaît même que cette inexécution peut être volontaire puisqu’elle
peut être anticipée, sans que cela ne constitue une faute du débiteur.
On est alors en droit de se poser la question de l’utilité de la faute en droit
français.
2. Le recours à la faute en droit français
54 E. McKendrick, op. cit., p 342.
55 « the reasonable man is not a paragon, neither is he a clairvoyant. He is the ordinary man, the average man,
the man on the Clapham omnibus (Hall v. Brooklands Auto Racing Club [1933], 1 KB 205,217. », M.A. Jones,
Textbook on Torts, 7° Edition, Blackstone Press Limited, 2000, p. 171.
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Finalement, le droit que l’on décrit volontiers comme procédural se montre ici
moins formaliste. L’absence de notion de faute contractuelle ordinaire est un atout
pour plusieurs raisons. Le détour par la faute est inutile et, par conséquent, alourdit
les procédures (a). Il est par ailleurs révélateur d’une conception moraliste du
contrat, qui peut effrayer le monde de l’entreprise (b).
a. La notion de faute
Les auteurs le reconnaissent tous, même les partisans de la faute ordinaire,
l’usage qui est fait de la faute en France est incorrect56. Le doyen Rodière défend
avec vigueur l’existence de la faute ordinaire qui, selon lui, ne se confond pas avec
l’inexécution. Il précise que vouloir assimiler la faute à l’inexécution (et donc lui nier
toute utilité), c’est vouloir remonter au temps de Justinien, où la faute n’avait aucune
valeur morale. C’est donc selon lui une faute morale que notre droit veut consacrer.
Nous nous permettrons de nous opposer à ce constat, voulu par de nombreux
auteurs. Tel est le cas de G. Viney, par exemple57. Mais nous pouvons remarquer
que cette volonté ne se traduit ni dans la jurisprudence, ni dans les textes.
La jurisprudence, en effet, confond régulièrement l’inexécution avec la faute
ordinaire, rendant le recours à celle-ci inutile et artificiel.
A titre d’exemple, un arrêt de la Cour de Cassation en date du 7 Octobre
1992, rendu en matière de responsabilité médicale, semble confondre la faute avec
l’inexécution pure et simple58, en ces termes : « aucune faute ne pourrait être
reprochée à M. B. », puis un peu plus loin : « Mme R. n’apportait pas la preuve d’un
manquement de M. B. à ses obligations. » Nous constatons que les juges dans
l’espèce ne semblent faire aucune différence entre l’inexécution et la faute. Ils
utilisent l’un pour l’autre, et font de la faute (résultat d’un jugement moral) le résultat
d’un constat de fait.
Parfois même, la jurisprudence montre son manque de précision dans la
délimitation de la faute elle-même. Les juges se montrent d’une habileté discutable à
distinguer l’inexécution fautive de l’inexécution non fautive.
56 R. Rodière, « Une notion menacée : la faute ordinaire dans les contrats », R.T.D.Civ, 1954, pp. 201 et s.
57 G. Viney, « La responsabilité contractuelle en question », in Mélanges Ghestin, L.G.D.J., 2001.
58 CCass, Civ 1°, 7/10/1992, JCP, 1993, II 22071, note F. Chabas.
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La Cour d’Appel de Paris, le 13 Septembre 200059 a retenu que le
transporteur, qui s’était fait dérober son camion stationné clefs sur le contact en face
des bureaux d’un client, n’a commis qu’une simple « négligence », entendue par le
cour comme une faute ordinaire, assimilable à l’inexécution. Mais la Cour d’Appel de
Versailles, le 4 Février 200360, a estimé qu’avait commis une faute lourde le
transporteur qui s’était fait dérober de la marchandise pendant son temps de repos,
sur une autoroute, alors qu’il dormait dans son véhicule.
Il était pourtant plus facile pour le premier transporteur de fermer à clef son
véhicule (geste somme toute rapide et peu coûteux) que, pour le second, de prévoir
un départ plus avancé, se renseigner sur les aires de repos les moins risquées, voire
affecter un deuxième chauffeur pour éviter un arrêt et le vol.
Dans ce dernier cas, le chauffeur a été moralement sanctionné : il a commis
une faute lourde. Dans le premier cas, malgré la simplicité du geste à effectuer pour
éviter le dommage, le chauffeur n’a commis qu’une simple négligence.
L’espèce citée par R. Rodière61 est également significative. Elle nous prouve
que les juges utilisent la faute comme un instrument de répartition de responsabilité,
dans les cas où la capacité d’indemnisation est inégale. Nous comprenons alors mal
comment cette faute aurait une quelconque valeur morale.
Cet arrêt de la Cour de Cassation du 4 Mars 1954 nous montre à quel point la
notion de faute est subjective et ne fait qu’obscurcir les raisonnements. Voici les faits
de l’espèce : il neige à Paris. La neige fondante traînée par les voyageurs rend les
trottoirs du Métropolitain glissants, et la régie dépêche donc des agents pour
nettoyer les quais, satisfaisant amplement ses obligations statutaires (elle en envoie
plus que prévu dans les statuts). Une voyageuse glisse sur le sol mouillé du
Métropolitain. Elle chute lourdement et ses blessures sont telles qu’elles justifient
une incapacité de travail définitive. La Cour de Cassation juge donc, à l’inverse de la
Cour de Paris, que l’obligation de sécurité due par le transporteur à ses usagers
n’avait pas été exécutée (étant une obligation de résultat), et que la force majeure
n’étant pas prouvée, la présomption de faute du transporteur le rendait responsable.
La Cour de Cassation a donc reconnu implicitement la faute du transporteur.
59 RJDA, 3/2001, Décisions du Mois, n°271, p. 251.
60 RJDA, 5/2003, Décisions, n° 465, pp. 419-420.
61 R. Rodière, op. cit., Civ 2°, 4/03/54, II, 8122, note R. Rodière.
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Elle reproche donc implicitement de ne pas avoir dépêché plus de personnel
pour cette tâche. Mais le nettoyage n’étant pas la principale activité de la Régie des
transports parisiens, pouvait-elle faire autre chose ? Est-ce une faute, avec toute sa
dimension morale ? En fait, il semble bien qu’il n’y ait de faute ni d’un côté, ni de
l’autre.
Nous pourrions même penser que s’il y avait vraiment une faute, ce serait
celle de la victime : justifiée par son imprudence, c’est ce que pense R.Rodière62.
L’analyse économique du droit pourrait aussi nous renseigner sur la personne
qui doit dans ce cas, supporter la charge du dommage. Le constat est évident : c’est
la voyageuse qui était en mesure d’assurer sa protection au moindre coût. Il ne lui
coûtait rien de redoubler d’attention sur la neige fondue. Il n’en allait pas de même
pour le transporteur qui aurait dû recourir à de lourds moyens pour évacuer la neige,
tout en sachant qu’il avait toutes les chances d’être condamné, étant donné le
nombre de « victimes » potentielles. Si le droit français raisonnait ainsi, l’effet
d’incitation à la prudence porterait ses fruits, rendant ceux qui peuvent assurer leur
sécurité et celle d’autrui au moindre coût, responsables en cas de dommage. Mais
ceci est un autre débat. Le recours à cette obligation de sécurité est préjudiciable
puisque les deux fondements de responsabilité viennent se rencontrer autour du
contrat. La situation n’est pas logique : nous voyons que la faute n’a servi qu’à faire
supporter le coût du dommage au contractant qui avait la plus grande surface
financière.
Nous le voyons avec cette espèce, la Cour de Cassation n’utilise pas la faute
dans un sens moral, mais bien d’opportunité (la Régie est une candidate idéale pour
l’indemnisation).
Si la faute contractuelle ordinaire n’existait plus, cette affaire ne serait pas
différente, mais beaucoup plus claire. La voyageuse aurait pu attaquer la Régie du
Métropolitain pour inexécution du contrat de transport et de l’obligation de sécurité
implicite. Etant donné que cette obligation est une obligation de résultat en droit
français (encore un aspect contestable), le transporteur serait condamné à réparer
les dommages, puisque la Cour de Cassation rejette souvent la possibilité d’une
exonération par la force majeure en matière de transports (c’est la cas en l’espèce).
Point besoin du détour par la faute qui ne fait que jeter le trouble et porter des
jugements moraux mal venus, nous obtenons la même solution plus simplement.
62 R. Rodière, op. cit., pp. 212-213.
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Si la faute retrouvait son caractère véritablement moral, elle serait peut-être
plus attrayante. Mais à partir du moment où elle se confond quasi-complètement
avec l’inexécution, elle n’est plus qu’un instrument d’injustice inutile.
Le Code Civil ne mentionne pas, quant à lui, la faute contractuelle ordinaire.
Les textes en matière d’inexécution dans les contrats synallagmatiques ne
mentionnent pas la faute et n’en donnent pas de définition.
L’article 1147 du Code se rapproche beaucoup de l’énoncé que nous avons
fait de la Common Law. Il ne parle en aucun cas de faute, mais bien au contraire
d’ « inexécution » imputable au débiteur, ce qui l’expose au paiement de dommagesintérêts.
Il est vrai que l’article 1147 in fine est moins clair : quelle est cette « cause
étrangère » qui a un effet exonératoire ? Dans notre optique, nous pouvons estimer
qu’il s’agit de l’inexécution fortuite, c’est-à-dire de l’inexécution qui ne résulte pas du
fait du débiteur. On pourrait envisager que la fin de cet article ne fait donc qu’amener
l’article suivant, sur la force majeure. Prenons l’article 1184 du Code : lui non plus ne
parle pas de faute. Il ouvre le choix en matière de contrats synallagmatiques, à la
manière de la Common Law, mais renverse la hiérarchie que nous avons remarqué
dans la Common Law. En droit français, et c’est un caractère positivement
marquant, l’exécution forcée est présentée en premier lieu, avant les dommagesintérêts.
Mais toujours pas de mention d’une faute contractuelle ordinaire. En fait, de
l’article 1146 jusqu’à l’article 1155 du Code, dans le chapitre sur les dommagesintérêts
en cas d’inexécution, nulle part peut-on trouver le terme ou même l’idée de
faute. L’article 1137 sur l’obligation de conserver la chose en bon père de famille est
un texte spécial, et de même que pour le droit anglais ou américain qui connaissent
parfois le critère de l’ordinary man, le critère français n’est qu’une obligation
supplémentaire ajoutée à l’obligation de délivrer la chose. On peut y appliquer aussi
le même raisonnement qu’aux autres obligations : lorsque la chose arrive détériorée
dans les mains du créancier de l’obligation de conservation, il y a inexécution
manifeste, sauf à prouver que le débiteur s’est comporté en bon père de famille.
Enfin, l’article 1142 du Code est univoque : pour les obligations de faire et de ne pas
faire, l’inexécution du débiteur se résout en dommages-intérêts.
La faute n’existe pas dans les textes, et n’est pas non plus clairement définie
par la jurisprudence. La raison d’être de la faute contractuelle ordinaire a selon nous,
une autre origine : la conception morale du contrat, en France.
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b. Une conception morale du contrat
Finalement, et nous sommes convaincus que la faute ordinaire dans les
contrats en est une manifestation, le droit français diffère du droit anglais par sa
conception morale du contrat. Nous sommes conscients qu’il s’agit d’un côté comme
de l’autre, d’un parti-pris idéologique. Le fait étant que la conception économique
(voire utilitariste) anglo-saxonne nous paraît plus adaptée à la matière contractuelle.
Quel est le but d’un contrat ? Les contractants veulent (et c’est naturel)
accroître leurs patrimoines ou leurs bien-être respectifs, et ils ne veulent pas être
tenus de dédommager lorsqu’ils n’ont pas commis de faute (lourde telle que nous
l’entendons). Il faut donc leur laisser la possibilité de se dégager d’un engagement
infructueux. Au bout du compte, ce qui compte, c’est la meilleure allocation possible
des ressources. Du moins est-ce l’avis des Common lawyers.
L’opinion française majoritaire est différente. G. Viney63 affirme clairement
que : « Ce qui caractérise en effet l’exécution, c’est qu’elle porte, par définition, sur
ce qui est promis et non sur une prestation de remplacement. » Mais alors, que faire
si la prestation de remplacement s’avère socialement moins coûteuse que
l’exécution forcée ? Doit-on gaspiller les ressources pour faire respecter la parole
donnée ? Nous apporterons des éléments explicatifs au sujet de l’analyse
économique du contrat dans la suite de l’étude.
J. Huet64 l’affirme : « (...) chacun doit exécuter les engagements qu’il prend. »
A cette conception morale du contrat est rattachée l’existence de la faute. En effet,
pour cette partie de la communauté juridique française, la faute doit être présente
dans la rupture unilatérale des relations contractuelles, car il semble moralement
répréhensible de chercher à se dégager de l’engagement pris. L’inexécution en ellemême
n’est pas moralement blâmable. C’est ainsi que les juges qualifient presque
toujours l’inexécution de fautive. Nous l’avons aperçu plus haut avec l’espèce du 7
Octobre 1992 de la Cour de Cassation. Nous sommes convaincus que cette volonté
de protection du débiteur est incontestablement honorable, mais s’accorde mal avec
les besoins de la pratique des contrats. Si la conduite du débiteur a été
humainement irréprochable (« not beyond the reasonnable expectations » selon une
63 G. Viney, « La Responsabilité Contractuelle en Question », in Mélanges Ghestin, L.G.D.J., 2001, p. 946.
64 J.Huet, « De l’obligation de donner, la mal-aimée », in Mélanges Ghestin, L.G.D.J., 2001, p. 426 et s.
40
expression courante en Common Law), alors rien ne devrait pouvoir l’empêcher de
prouver une cause extérieure exclusive de responsabilité.
La faute ordinaire n’existe pas, car il n’est pas immoral de ne pas affecter
1000 personnes au nettoyage des quais du Métro parisien un jour de neige, il n’est
pas immoral de laisser ses clefs sur le tableau de bord d’un camion, il n’est pas
immoral d’inexécuter une obligation contractuelle. Il n’existe que des inexécutions.
Il faut d’ailleurs conserver la notion de faute lourde : elle a une utilité non
négligeable en matière de clauses exclusives ou limitatives de responsabilité, elle
surpasse toute exclusion ou limitation de responsabilité. Elle permet aussi de
protéger le débiteur d’une action trop aisée, spécialement dans les activités à risque.
On pourrait admettre que ces exceptions au principe seraient d’origine législative et
d’énumération stricte, pour éviter un élargissement non-contrôlé. On peut envisager
qu’à l’image du droit administratif, elle joue un rôle en matière de responsabilité
médicale : nous pourrions envisager que, pour entraîner la responsabilité du
médecin, il faille prouver une faute « caractérisée » pour reprendre le vocabulaire
administratif le plus récent65, soit l’équivalent peu ou prou de la faute lourde. Des
domaines sensibles pourraient ainsi être protégés des recours trop fréquents à
cause d’un aléa très présent (sauvetage et domaine médical). Cela aurait aussi le
mérite d’harmoniser le droit administratif et le droit civil quant à ces domaines qui ne
connaissent pas aujourd’hui de principes similaires de mise en oeuvre de
responsabilité.
Le droit anglais s’est affranchi depuis longtemps de la faute contractuelle
ordinaire, à nous d’achever l’évolution et de donner à la responsabilité contractuelle
un nouveau visage et une autonomie souhaitable. Comme le précise D. Tallon, se
baser sur la responsabilité délictuelle, c’est encourir le risque de connaître la même
déliquescence de la faute que dans ce domaine66.
Finalement, comme le reconnaît C. Jamin67 : « le débat à venir n’opposera
peut-être pas tant les défenseurs du tout-Etat à ceux du tout-contrat que les tenants
du couple Etat-social aux promoteurs d’un possible couple marché-droits de
l’Homme. Avec peut-être à la clef un changement de paradigme, celui qui avait
65 La notion de « faute caractérisée » a été introduite par la loi du 4 Mars 2002, et a été reprise par : CE, 06/2003,
« Assistance publique des hôpitaux de Paris contre Mme M. ».
66 D. Tallon, « Pourquoi parler de faute contractuelle ? », op. cit., p. 435, 3° et 4°.
67 C. Jamin, « Une brève histoire politique des interpétations de l’article 1134 du code civil », Dalloz 2002,
chroniques p. 901 et s., in fine.
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réussi à s’imposer au début du XX° siècle. Nous en aurions alors terminé avec le
droit social du contrat qu’avaient su inventer quelques civilistes imaginatifs... » En
effet. Et ce paradigme pourrait bien être celui qui séduit depuis cinquante ans les
juristes de Common Law : l’application du paradigme économique aux droits, et dans
notre étude, au droit des contrats.
II. Les ressorts de l’analyse économique
Le Farnsworth on Contracts contient cette phrase : « In recent decades, many
scholars have brought economic analysis to bear on legal problems ; no lawyer can
afford to be unaware of this work »68. L’invitation est sans équivoque. Selon cette
affirmation, la communauté juridique française pêche donc par indifférence. Peu de
juristes français s’intéressent à l’analyse économique du contrat, ou même du droit
en général, mouvement qui se nomme the new Law and Economics, et qui est issu
de la réflexion de plusieurs économistes et juristes anglo-saxons des années 1950.
C’est cet instrument d’analyse qui va nous aider à départager le droit français
et le droit anglais. Bien sûr, et L. Vogel nous met en garde69, estimer que la Common
Law est plus efficiente que le droit français, c’est faire de l’ethnocentrisme. Nous en
sommes conscients, mais comme nous allons le voir dans notre dernier chapitre,
non seulement la Common Law apparaît conceptuellement plus adaptée à la vie des
affaires, mais encore cette adaptation se traduit par le succès des schémas de la
Common Law auprès de nombreuses commissions ou de législateurs. Il nous a
semblé utile de comprendre pourquoi, de façon pratique. L’analyse économique du
droit des contrats nous le permet.
Nous nous servirons pour les besoins de notre étude du théorème de
Coase70.
Appliquons-le aux contrats synallagmatiques :
68 Farnsworth on Contracts, Section 1 : « The meaning of enforce », voir the economics of remedies, Aspen
Publishers, 2° Edition, 1998, p. 7.
69 L. Vogel, préface à « Economie du Droit : le cas français », A.I. Ogus et M. Faure, Editions Panthéon-Assas,
2001.
70 Exposé dans l’article fondateur : « The problem of social costs », Journal of Law and Economics, volume 3,
1960, pp. 1-44, qui est l’article le plus cité dans les revues juridiques américaines.
42
- Le premier postulat est qu’il n’existe pas de situation contractuelle
comprenant une partie active (le créancier) et une partie passive (le
débiteur) : il existe un conflit d’intérêts pour l’exploitation d’une même
ressource, mais il n’existe pas de domination d’une partie sur l’autre.
- D’autre part, le second postulat est que, si les coûts de transaction sont
négligeables, alors la situation optimale sera atteinte quel que soit le
régime juridique attaché à l’inexécution d’une obligation contractuelle.
Nous pressentons ici l’intérêt d’une telle vision du contrat : on évite que les
conflits ne se règlent ex-post, en incitant les contractants à prévoir les conditions
d’exécution (ou d’inexécution) ex-ante. Cette vision a du succès dans tous les droits,
continentaux inclus : la faveur grandissante accordée aux clauses pénales en
témoigne.
L’analyse économique vise à ce que les parties négocient le mieux possible. Il
faut donc pour cela les inciter à le faire. L’idée morale de réparation n’existe pas en
analyse économique du contrat (comme en Common Law), et si les dommagesintérêts
sont reconnus efficaces par celle-ci, c’est parce qu’ils incitent les parties à
rechercher des effets conventionnels efficients.
Si nous pensons à un contrat parfait (au sens où toutes les hypothèses ont
été prévues par les parties) dans notre système sans coûts de transaction, l’issue de
la convention sera toujours efficiente, si le contrat ne produit pas d’externalités. La
sanction n’aura alors pour but que de forcer le débiteur à s’exécuter puisque
l’exécution sera toujours plus efficiente. Mais ceci n’est valable que pour un contrat
parfait, ce qui n’existe jamais en pratique. Alors, les parties doivent considérer qu’il
n’est parfois pas rentable de forcer l’exécution.
Prenons un exemple. Nous sommes les observateurs d’un contrat de vente
portant sur un vase chinois. L’acheteur A lui attribue une valeur P(1) = 1000 €. Le
vendeur V a deux moyens d’obtenir ce vase : soit il demande un permis
d’importation (qu’il a 80% de chances d’obtenir) et l’importe lui-même au prix P(2) =
800 €, soit il l’achète à un importateur spécialisé au prix de P(3) = 3000 €.
Si nous nous situons dans un régime juridique qui a tendance à recourir à
l’exécution forcée (hypothèse EF), V sera obligé de livrer la chose même s’il
n’obtient pas le permis. V calcule donc son prix global ainsi (fonction des probabilités
de l’échec de demande de permis p(3) = 0.2 et p(2) le succès p(2) = 0.
:
43
Prix global EF = {P(2) x p(2)} + {P(3) x p(3)}
Prix global EF = (800 x 0.
+ (3000 x 0.2)
Prix global EF = 1240 €
V va donc demander au moins 1240 € à A. Mais A n’étant prêt à payer que
1000 €, la convention ne se formera pas.
Si, au contraire, l’inexécution était sanctionnée par des dommages-intérêts
(hypothèse DI), voici comment V calculerait le coût du contrat, étant donné que les
dommages-intérêts ne pourraient être supérieurs à la valeur qu’accorde A au vase :
Prix global DI = {P(2) x p(2)} + {montant DI x p(3)}
Prix global DI = (800 x 0.
+ (1000 x 0.2)
Prix global DI = 840 €
Ce prix laisse lui une grande place à la négociation, en plus de permettre bien
sûr la conclusion du contrat.
Maintenant que nous avons fixé les bases avec cet exemple, nous allons pouvoir
nous investir à analyser les caractéristiques des droits étudiés et en tirer des
conclusions sur leur efficacité respective.
1. Le traitement de l’inexécution efficiente
Traitons d’un exemple simple, qui nous permettra de comprendre comment le
droit français peut apparaître inefficient. Nous nous sommes inspiré ici de l’exemple
célèbre donné par R. Coase71, adapté à la matière contractuelle.
Reprenons l’exemple de la vente d’un objet rare, comme le vase de Chine ou
une oeuvre d’art.
71 L’exemple contenu dans son article précité, avec les trains qui causent un dommage aux champs de blé.
44
A la suite d’une négociation, A et V sont parvenus à un accord sur le prix de la
chose P(0) = 100 000 €. Pendant la négociation, A et V ont dévoilé la valeur de
l’oeuvre selon eux telle que :
P(A) = 110 000 €
P(V) = 90 000 €
La négociation est mutuellement profitable puisque :
Profit (A) = 110 000 – 100 000 = 10 000 €
Profit (V) = 100 000 – 90 000 = 10 000 €
Le profit social total [soit profit (A) + profit (V)] est donc positif (20 000 €). Le
contrat est conclu, la chose n’est pas encore livrée, le prix n’est pas encore payé.
Une autre donnée entre alors en compte : V apprend qu’un acheteur B estime
la chose à 120 000 €, mais qu’il en donne P(B) = 115 000 €.
Que doit faire V ?
En France, l’adage « Pacta sunt servanda » reflète bien sa situation. G. Viney
a pu le préciser72 : les tribunaux sont enclins à ordonner l’exécution forcée si « la
chose non livrée présente une certaine rareté », même si le choix semblait plutôt en
faveur des dommages-intérêts selon le Code Civil (article 1136 du Code). Le droit
français montre un visage favorable à l’exécution forcée des obligations lorsqu’elle
est possible73, même si elle n’est pas efficiente (nous allons le constater).
Il n’en va pas de même pour la Common Law : il y a de grandes chances que
le litige se résolve en dommages-intérêts, surtout si l’oeuvre d’art est acquise
comme placement. Il y a aussi une autre possibilité, prévue par la Common Law :
72 G. Viney, « Traité de Droit Civil, la Responsabilité : Effets », L.G.D.J., 1988, n°18.
73 F. Bellivier et R. Sefton-Green, « Force obligatoire du contrat en droits français et anglais : bonnes et
mauvaises surprises du comparatiste », in Mélanges Ghestin, L.G.D.J., 2001, p. 91.
45
celle d’une injonction donnée par le tribunal, qui confère un droit patrimonial
librement cessible, rappelons-le.
Traduisons ces données en chiffres. Selon notre exemple :
- Système français d’exécution forcée :
V doit vendre la chose à A par ordonnance du tribunal. Il perd donc 5 000
€ par rapport à ce qu’il aurait pu obtenir dans une transaction avec B. Le
profit social total reste donc identique à celui d’avant l’intervention de B,
soit 20 000 €. D’autant plus que le droit français n’encourage pas encore
vraiment la résolution hors tribunaux, la passage devant le tribunal fait
augmenter les coûts de transaction dans la vie réelle, et donc diminue les
gains éventuels.
- Système de Common Law :
Deux grandes hypothèses s’offrent à nous.
La première est celle de l’attribution de dommages-intérêts (hypothèse
DI). V doit donc verser 10 000 € de dommages-intérêts à A, puisqu’il s’agit
de son profit espéré après négociation (rappelons-nous de la définition des
expectation interests), d’où :
Profit (A) = 10 000 € (DI)
Profit (V) = 115 000 – 90
000 – 10 000 (DI) = 15 000 €
Profit (B) = 120 000 – 115
000 = 5 000 €
Le profit social total (DI) est dans ce cas de 30 000 € (somme des
utilités privées). De plus, l’optimum de Pareto est atteint, puisque le profit
social a augmenté et que personne n’a perdu de profits. C’est donc une
situation efficiente selon le critère le plus restreint74.
74 L’autre critère étant le critère Kaldor-Hicks, selon lequel la situation est efficiente quand le profit social total
augmente, peu importe que des personnes aient perdu et d’autre gagné plus. Ce critère est plus évolué que celui
de Pareto, car il autorise la redistribution des richesses. Pareto reste tout de même un critère sévère d’efficacité
économique.
46
La deuxième possibilité est celle d’une injonction en Equity si elle est
accordée, suivie d’une négociation puisque le titre exécutoire ainsi obtenu
est un droit patrimonial librement cessible75 (hypothèse I+N). La même
hypothèse pourrait être faite avec un ordre de specific performance,
puisque cette ordonnance peut aussi se négocier, organisant une cession
de titre exécutoire. Les profits seront alors répartis ainsi :
Profit (V) = 115 000 – 90 000 = 25 000 € (puisqu’il vend le
tableau à B)
Profit (B) = 120 000 – 115
000 = 5 000 € (toujours)
A veut au moins retirer 10 000 € de profit, puisqu’il espérait ce
montant avant l’inexécution. V pourra lui offrir, dans la
négociation, de 10 000 € jusqu’à 25 000 € pour que la vente
reste efficace et pour convaincre A de ne pas forcer l’exécution
(rachat du titre).
Le profit social total (I+N) est donc aussi de 30 000 €, car quoi qu’il
arrive et quelle que soit l’issue de la négociation, les 25 000 € gagnés par V
seront partagés entre lui et A, et B gagne 5 000 €.
Résumons ces résultats dans un tableau76 :
75 E. McKendrick, op. cit., p. 400, il cite, et c’est symptomatique G. Calabresi et D. Melamed, « Property rules,
liability rules and inalienability : one view of the cathedral », Harvard Law Review, volume 85, n° 6, Avril 1972.,
article fondateur en matière de comparaison de régimes contractuels.
76
Evidemment, dans toutes ces démonstrations, nous n’avons pas tenu compte, comme prévu, des coûts de
transaction, qui sont accessoires lorsqu’il s’agit de contrats à valeur élevée. Cet exemple n’a qu’une valeur
démonstrative, mais il suffit pour constater que la plus grande flexibilité dans les remèdes contractuels est
nécessaire, et surtout que ces remèdes soient compréhensibles par tous, pour une meilleure prévisibilité.
47
Dommages-
Intérêts
(Common Law)
Injonction et
Négociation
(Common Law)
Exécution forcée
(droit français)
Profit (A) 10 000 € Entre 10 000 et 25 000 € 10 000 €
Profit (V) 15 000 € Entre 0 et 15 000 € 10 000 €
Profit (B) 5 000 € 5 000 € 0 €
P.S.T.77
30 000 € 30 000 € 20 000 €
Le droit français traite mal de l’inexécution efficiente, il est moins efficient que le droit
anglais, nous le constatons, car il force l’exécution lorsque l’inexécution est plus
efficace. D’autant plus que le droit anglais permet aux parties d’adapter librement
l’inexécution efficiente grâce aux clauses pénales : si la somme semble une juste
estimation de la perte due à l’inexécution, la clause sera valable. Si elle a pour but
d’effrayer l’autre partie, elle sera nulle78. L’allocation des ressources efficiente sera
atteinte de façon plus rapide si les parties ont la liberté de prévoir la sanction de
l’inexécution. Malheureusement, elles n’ont plus cette liberté en droit français.
L’article 1150 du Code Civil est donc un article devenu inefficient, lorsqu’on
l’applique à des cas d’inexécution efficiente où les parties avaient prévu des clauses
pénales. C’est le cas du surbooking en France79, cas d’inexécution efficiente reconnu
par les juridictions de Common Law. Avant les lois du 9 Juillet 1975 et du 11 Octobre
1985, l’article 1150 reconnaissait pourtant la validité des clauses pénales à titre de
principe. Cette solution (moins protectrice de la partie économiquement faible, il est
vrai) était économiquement plus efficiente que l’actuelle. La solution actuelle veut
que les clauses pénales n’aient plus d’effet dans les contrats inexécutés de façon
volontaire. C’est alors le juge qui est chargé de fixer le montant des dommagesintérêts.
Etant donné que le tribunal ne peut évaluer correctement la perte subjective
due à l’inexécution du contrat, son estimation sera modeste comparativement aux
souhaits des parties. D’autant plus que la pratique des contrats contenant un certain
aléa nous montre que le prix est augmenté en fonction de la probabilité de la
survenance de cet aléa (le coût de l’aléa est donc compris dans le prix du contrat).
Priver la clause pénale de son efficacité revient à priver la volonté des parties
d’efficacité, et dans des contrats aléatoires où la clause pénale est essentielle, cela
48
revient à dénaturer le contrat. Cela revient aussi à priver d’effets positifs l’inexécution
efficiente et donc forcer les parties à continuer un contrat inefficace.
La nouvelle solution du droit français à cet égard n’engage donc pas les parties à
prévoir les effets du contrat, et, pire, leur donne l’illusion que le contrat pourra être
adapté, ex-post, à leurs situations économiques, ce qui est faux.
2. Le traitement de l’inexécution en général
Nous l’avons remarqué à plusieurs reprises, le droit français de l’inexécution
n’est pas souvent conforme à l’analyse économique du contrat. Mais pouvait-il en
être autrement ?
Même si des raisons idéologiques ont guidé les choix législatifs et
jurisprudentiels, il ne faudrait pas beaucoup de modifications pour rendre notre droit
plus attrayant :
- Comme le préconise D. Tallon80, il faudrait que le Code Civil soit
réorganisé pour offrir une vision globale des remèdes contractuels. La
richesse de notre droit sur le plan des remèdes marque une nette
supériorité conceptuelle sur le droit anglais, et si cette présentation
« éclatée »81 n’a pas porté atteinte au développement individuel de ces
remèdes (comme le précise G. Viney82), une présentation globale n’aurait
pas non plus d’influence néfaste. La variété des remèdes dont dispose le
créancier déçu en droit français (exécution forcée, résolution, réfaction,
dommages-intérêts à titre principal ou accessoire et des remèdes
provisoires comme la mise en demeure, l’exception d’inexécution et la
renégociation) nous permettrait d’envisager deux phases successives de
remèdes, à la différence de la Common Law qui n’en possède qu’une.
C’est ainsi que P. Grosser a pu organiser son essai de classification des
remèdes à l’inexécution83.
- Le droit français devrait aussi clarifier son vocabulaire. Nous en avons déjà
parlé : lorsqu’il parle de faute ordinaire (et qu’il veut en fait parler
d’inexécution), il lui faut utiliser le terme d’inexécution. Comme l’a
80 D. Tallon, « L’inexécution du contrat : pour une autre présentation », op. cit., p. 224 et s.
81 D. Tallon, op. cit., p. 227.
82 G. Viney, « La responsabililté contractuelle en question », in Mélanges Ghestin, L.G.D.J., 2001, p. 921 et s.
83 P. Grosser, « Les remèdes à l’inexécution du contrat : essai de classification », thèse Paris 1, 2000, sous la
direction de J. Ghestin.
49
remarqué D. Tallon84, le terme de faute lourde doit être conservé, mais à
notre avis, il doit être défini comme suit : « La faute lourde étant constituée
toutes les fois que le débiteur n’a pas exécuté ses obligations, soit à cause
d’une négligence coupable, soit dans le but de nuire aux intérêts de son
cocontractant. » La faute lourde servirait à priver d’efficacité les clauses
exclusives ou limitatives de responsabilité si elle y est prouvée, et à
l’exception des cas d’inexécution volontaire. Il faut absolument retirer le
critère de volonté de la définition, malgré ce que préconise D. Tallon85. Le
débat sur la nature des dommages-intérêts (mode d’exécution par
équivalent ou mode de réparation) nous apparaît alors secondaire. L’idée
de réparation est bien ancrée dans la mentalité juridique française, et il
faudrait franchir des étapes autrement plus importantes avant de se poser
cette question.
- Il ne faut pas non plus craindre de séparer la responsabilité contractuelle
et la responsabilité délictuelle. Le non-cumul des responsabilités serait
conservé. Si le débiteur a causé un préjudice digne de la juridiction
répressive, c’est qu’en toute logique, il a commis une faute lourde ; car
personne ne peut être amené, en exécutant fidèlement un contrat ayant
une cause licite, à causer un préjudice physique à quelqu’un. Cette faute
lourde ne se confond pas dans ce cas avec l’inexécution simple, il y aura
une présomption de faute lourde, qu’il faudra renverser grâce à la force
majeure (la preuve de la bonne exécution ne pourra pas être apportée,
car, s’agissant d’un contrat ayant une cause licite, sa bonne exécution ne
pouvait porter atteinte à la personne du contractant). Les objections quant
à l’articulation de la responsabilité contractuelle et délictuelle ne nous
paraissent pas dirimantes.
Nous allons d’ailleurs constater que le mouvement est en marche depuis les
années 1980 : la conception anglo-saxonne de l’inexécution imputable au débiteur a
séduit et séduit encore les commissions et les législateurs. Il ne faudrait pas que
notre droit soit obligé de parer au plus pressé lorsque l’harmonisation européenne du
droit des contrats débutera vraiment.
84 D. Tallon, « Pourquoi parler de faute contractuelle ? », op. cit., p. 438.
85 D. Tallon, op. cit., pp. 438-439.
50
C hapitre 2 : Sa réception par le droit du commerce international
Dans cette partie conclusive, nous aborderons sous forme d’un catalogue, les
principaux textes qui ont retenu une présentation à l’anglo-saxonne et ses concepts.
Ce sont surtout des textes relatifs au commerce international. Nous verrons donc
dans une première partie ces textes teintés de principes issus de la Common Law.
Dans une dernière partie, nous répondrons positivement à l’invitation de D. Mazeaud
à réécrire notre Code Civil.
I. Dans les textes
Nous avons choisi de ne retenir que les principaux textes et/ou les plus
significatifs. Ils sont ici au nombre de cinq : la Convention sur la Vente Internationale
de Marchandise de Vienne du 11 Avril 1980 (1), les principes d’UNIDROIT relatifs
aux contrats du commerce international parus en 1994 (2), les principes du droit
européen des contrats (commission Lando) parus en 1997 (3). Nous aurions pu y
ajouter le Uniform Commercial Code (paru en 1952), et le Restatement Second of
the Law of Contracts (que nous avons déjà étudié plus haut).
1. La Convention de Vienne
Cette convention a été adoptée le 11 Avril 1980, elle a été ratifiée par la
France en application de la loi du 10 Juin 1982, et entrée en vigueur le 1° Janvier
1988. Elle fait désormais partie de notre système juridique, à côté de nos règles de
droit interne sur la vente. La convention a été le lieu de nombreux débats entre les
juristes de Common Law et les juristes des systèmes de droit romano-germanique.
Si C. Mouly a remarqué que les principes développés par la convention de Vienne
51
ne « déroutent pas le juriste français »86, nous pouvons tout de même déceler des
caractères marqués de la Common Law.
Nous remarquons que l’inexécution est traitée dans des sections qui portent
les titres suivants « Moyens dont dispose l’acheteur en cas de contravention au
contrat par le vendeur » (section III du chapitre II sur les obligations du vendeur) et
« Moyens dont dispose le vendeur en ces de contravention au contrat par
l’acheteur » (section III du chapitre III sur les obligations de l’acheteur). La
convention adopte une présentation en termes de remèdes87.
En ce qui concerne les remèdes disponibles pour l’acheteur, nous pouvons
lire à l’article 46 CVIM : « L’acheteur peut exiger du vendeur l’exécution de ses
obligations, à moins qu’il ne soit prévalu d’un moyen incompatible avec cette
exigence. » A l’article 47 CVIM, la convention consacre le Nachfrist du droit
allemand, soit la possibilité pour l’acheteur de donner au débiteur un délai
supplémentaire pour exécuter son obligation. A l’article 48 CVIM, elle consacre le
right to cure de la Common Law, compatible comme dans le modèle d’origine avec
des dommages-intérêts. Mais surtout, l’article 49 CVIM consacre la résolution
unilatérale en cas de contravention essentielle. La définition de cette locution est
donnée à l’article 25 CVIM : nous y retrouvons des éléments essentiels de la
Common Law de la rupture unilatérale, à savoir la notion de personne raisonnable
(« reasonnable man » de la Common Law), la notion d’attente légitime (« reasonable
expectation ») et celle de priver le contractant de ce qu’il avait prévu (« expectation
interests »). Cet article dispose : « Une contravention au contrat commise par l’une
des parties est essentielle lorsqu’elle cause à l’autre partie un préjudice tel qu’elle la
prive substantiellement de ce que celle-ci était en droit d’attendre du contrat, à moins
que la partie en défaut n’ait pas prévu un tel résultat et qu’une personne raisonnable
de même qualité placée dans la même situation ne l’aurait pas prévu non plus. »
Cette définition se rapproche beaucoup de la définition de la breach donnée par le
Restatement. La résolution anticipée (« anticipatory breach » de la Common Law)
est aussi consacrée à l’article 47 CVIM : « A moins qu’il n’ait reçu du vendeur une
notification l’informant que celui-ci n’exécuterait pas ses obligations dans le délai
86 C. Mouly, « Que change la Convention de Vienne sur la vente internationale par rapport au droit français
interne ? », Dalloz, Chroniques, 1991, p. 77 et s.
87 Pour les remèdes disponibles pour l’acheteur et le vendeur : chapitre II et III de la troisième partie sur la Vente
de Marchandises, articles 45 à 52 pour les remèdes réservés à l’acheteur ; articles 61 à 65 pour les remèdes
reservés au vendeur.
52
ainsi imparti (...), l’acheteur ne peut se prévaloir d’aucun des moyens dont il
dispose », et rappelé à l’article 49 b CVIM : « L’acheteur peut déclarer le contrat
résolu : (...) b) (...) si le vendeur (...) déclare qu’il ne les livrera pas dans le délai ainsi
imparti ». Comme dans le droit de la vente interne, la faute n’est pas à prouver pour
engager les remèdes contractuels. Seule compte la constatation de l’inexécution,
soit une comparaison objective entre le résultat prévu par le contrat et le résultat
effectif. La combinaison entre les remèdes de l’acheteur et les dommages-intérêts
est en principe libre, comme dispose l’article 45 CVIM : « L’acheteur ne perd pas le
droit de demander des dommages-intérêts lorsqu’il exerce son droit de recourir à un
autre moyen. » Toutefois, si l’acheteur veut faire valoir son droit à l’exécution, il ne
doit pas avoir exercé des moyens incompatibles au préalable. Le principe est ici
comme en Common Law, la liberté contractuelle, puisque le juge ou l’arbitre ne peut
accorder de délai de grâce si l’acheteur exerce un de ses moyens. La sanction
appartient en premier lieu aux parties, pour une plus grande efficacité.
Quant aux remèdes réservés au vendeur, ils sont les mêmes que ceux de
l’acheteur, adaptés au paiement du prix et à la prise de livraison des marchandises.
Il est vrai pourtant que la convention réserve tout de même une grande
importance au sauvetage du contrat. Nombreuses sont les dispositions qui
permettent de faire fonctionner un contrat défaillant. L’argumentation contestable
derrière cette volonté est que les contrats de vente internationaux sont des contrats
qui ont demandé du temps et de l’argent : ils ont donc besoin d’être protégés pour
ne pas réduire à néant les efforts des contractants. Nous sommes convaincus que la
résolution accompagnée de dommages-intérêts (seulement lorsqu’il existera une
instance capable d’appliquer cette convention au niveau international) permettra de
fluidifier le droit de la vente, en rendant possible la ré allocation des ressources dans
les cas où la vente serait devenue inefficace.
2. Les principes d’UNIDROIT
Les premiers pas d’UNIDROIT ont eu lieu dans la pensée d’Ernst Rabel88 au début
des années 1920. Avant 1985, la commission UNIDROIT réunissait des juristes
88 Voir F. Ferrari, op. cit., p. 819 et s.
53
continentaux essentiellement. Mais en 1985, décision fut prise de renforcer la
présence des Common Lawyers. Ils firent une entrée remarquée avec à leur tête
E.A. Farnsworth, qui fit, dès son arrivée, des remarques dévastatrices sur le travail
effectué, relevant entre autres, le manque de pragmatisme des rédacteurs89. Dans
une lettre qu’un collègue d’E.A. Farnsworth avait reçu d’un de ses collègues qui
l’aidait à travailler, nous découvrons une question qui résume bien le fossé qui nous
sépare : en parlant d’une disposition discutée, l’auteur de la lettre pose une naïve
question, « but what sort of problem is this intended to solve ? »90 B. Fauvarque-
Cosson91 remarque que les principes UNIDROIT comportent des dispositions
réellement inédites pour des juristes civilistes, notamment les dispositions qui nous
intéressent sur la résolution.
L’article 7.2.1 (Performance of monetary obligation) dispose : « Where a
party who is obliged to pay money does not do so, the other party may require
payment. » Cet article reflète le principe selon lequel le paiement peut toujours être
demandé, et si la demande n’aboutit pas, le demandeur peut recourir aux tribunaux.
L’article 7.2.2 (Performance of non-monetary obligation) dispose : « Where a
party who owes an obligation other than one to pay money does not perform, the
other party may require performance, unless (a) performance is impossible in law or
in fact; (b) performance or, where relevant, enforcement is unreasonably
burdensome or expensive; (c) the party entitled to performance may reasonably
obtain performance from another source; (d) performance is of an exclusively
personal character; or (e) the party entitled to performance does not require
performance within a reasonable time after it has, or ought to have, become aware
of the non-performance. » Nous voyons ici que la specific performance est possible
pour les obligations autres que les obligations de payer. Cette disposition n’est pas
surprenante pour un juriste de droit civil. Elle le serait d’avantage pour un juriste de
Common Law si elle n’était pas assortie de conditions. Reprenant l’approche de la
Convention de Vienne (article 46 précité), l’exécution forcée ne peut intervenir que
dans certaines circonstances, tout comme en Common Law. Même si l’exécution
doit être accordée par le juge si elle est demandée, les conditions négatives dont elle
est assortie réduisent considérablement sa portée réelle. Les cas où elle ne sera pas
89 M. Fontaine, op. cit., p. 58.
90 Ibid.
91 B. Fauvarque-Cosson, « Les contrats du commerce international, une approche nouvelle : les principes
d’UNIDROIT relatifs aux contrats du commerce international », Revue Internationale de Droit Comparé, n°2,
1998, pp. 463 et s.
54
accordée sont : si elle est impossible en fait ou en droit (elle est alors remplacée par
des dommages-intérêts), si elle fait porter une charge trop lourde sur les épaules du
débiteur (contraire à la bonne foi ou à un fair deal), s’il existe une prestation de
remplacement (les rédacteurs précisent que, si le marché est ouvert, il ne peut y
avoir d’exécution forcée, mais uniquement des dommages-intérêts), si l’obligation
possède un caractère personnel très marqué (atteinte à la liberté personnelle du
débiteur), ou si elle est demandée au-delà d’un délai raisonnable. Ces conditions
d’application restrictives laissent à penser que nous sommes face à un avatar de
specific performance, plutôt que de l’exécution forcée de civil Law
L’article 7.2.5 précise que si le créancier a requis l’exécution forcée et qu’il ne
l’a pas obtenue dans le délai fixé ou, à défaut, dans une période raisonnable, peut
invoquer tous les autres remèdes. Cette disposition montre que, si l’exécution forcée
ne fonctionne pas, les autres remèdes (surtout les dommages-intérêts) pourront
clore le litige.
L’article 7.3.1 (Right to terminate the contract) dispose que : « (1) A party may
terminate the contract where the failure of the other party to perform an obligation
under the contract amounts to a fundamental non-performance. (2) In determining
whether a failure to perform an obligation amounts to a fundamental nonperformance
regard shall be had, in particular, to whether (a) the non-performance
substantially deprives the aggrieved party of what it was entitled to expect under the
contract unless the other party did not foresee and could not reasonably have
foreseen such result; (b) strict compliance with the obligation which has not been
performed is of essence under the contract; (c) the non-performance is intentional or
reckless; (d) the non-performance gives the aggrieved party reason to believe that it
cannot rely on the other party’s future performance; (e) the non-performing party will
suffer disproportionate loss as a result of the preparation or performance if the
contract is terminated. (3) In the case of delay the aggrieved party may also
terminate the contract if the other party fails to perform before the time allowed it
under Article 7.1.5 has expired. » Ici, le principe est clair, et nous y trouvons une
visible influence de la Common Law. Nous y trouvons presque à l’identique la notion
de fundamental breach (contravention essentielle, dans le langage de la Convention
de Vienne). Lorsque celle-ci est constatée par le créancier, il est en droit de terminer
le contrat, sans avoir à demander la résolution au juge. L’article 7.3.2 (Notice of
termination) précise que cette résolution non judiciaire n’a d’effets que si elle est
55
notifiée (a notice) à la partie défaillante, et si cette dernière n’a pas fait d’offre de
remplacement avant. L’article 7.3.3 (Anticipatory non-performance) précise que :
« Where prior to the date for performance by one of the parties it is clear that there
will be a fundamental non-performance by that party, the other party may terminate
the contract. », consacrant ainsi la résolution anticipée de la Common Law.
L’article 7.4.1 (Right to damages) confirme le droit aux dommages-intérêts,
comme remède à titre principal ou à titre accessoire, combiné avec l’exécution
forcée. Le droit aux dommages-intérêts résulte selon la lettre de cet article de la
seule inexécution. Il n’est nul besoin de prouver la faute du débiteur, comme pour
déclencher tous les autres remèdes. La faute est complètement absente des
principes UNIDROIT. Les rédacteurs ont pu préciser que l’étendue de l’inexécution
est évaluée au regard du contenu de l’obligation, selon qu’il s’agit d’une obligation de
résultat ou d’une obligation de moyens. Néanmoins, le droit aux dommages-intérêts
est ouvert pour toutes les sortes d’obligations. Au contraire de la specific
performance, il ne sert à rien ici de chercher une fundamental breach.
3. Les principes du droit européen des contrats
Dans ce texte, nous décelons aussi une inspiration de la Common Law. Destinés à
servir de modèle pour un futur code européen des obligations contractuelles, ils sont
très proches de la Common Law pour deux raisons.
Tout d’abord, la forme et la présentation adoptée évoque inévitablement le
Restatement. Le Chapitre 8 de ces principes est consacré à l’inexécution et « aux
moyens en général ». Il convient de comprendre le terme « moyens » comme un
synonyme du terme « remèdes » ou « remedies », c’est d’ailleurs ce terme de
remedies qui est consacré dans la version officielle des principes. Nous remarquons
qu’encore une fois, c’est la remedial approach qui est consacrée dans ces principes
européens. Le chapitre 9 développe lui les moyens concrets dont disposent les
parties en cas d’inexécution.
Certains concepts retenus sont plus courants dans les droits de Common Law que
dans les droits romains. Tout d’abord, pas besoin d’une faute contractuelle pour
mettre en oeuvre la responsabilité : la simple constatation de l’inexécution suffit
(article 8 :101). On y parle aussi de libre cumul des remèdes (article 8 :103), et du
right to cure (article 8 :104). On y parle aussi d’une possibilité pour le juge de refuser
56
de forcer l’exécution si le créancier a eu l’occasion d’effectuer une opération de
remplacement sans efforts ni frais appréciables (article 9 :101), consacrant ainsi un
raisonnement de type néolibéral, incarné par le mouvement Law and Economics. On
peut même y voir un apport de l’Equity, dans la formulation de l’article 9 :101 in fine :
« ou que l’exécution de son obligation n’apparaisse déraisonnable eu égard aux
circonstances ». Le caractère déraisonnable et la relation aux faits de l’espèce nous
rappellent des mécanismes que nous avons étudié plus haut (cf « Le recours à
l’Equity »). La reconnaissance de la résolution par notification (article 9 :303) est
aussi un des indices qui nous laissent à penser que le pragmatisme de la Common
Law a séduit les rédacteurs. Dans la mesure des dommages-intérêts (article 9 :502),
nous trouvons aussi une trace de la Common Law, avec une formulation typique :
« placer le créancier dans la situation où il se serait trouvé si le contrat avait été
dûment exécuté. » Cela devient classique dans les textes internationaux, mais
l’obligation de mitigation est aussi présente à l’article 9 :505. De manière générale, il
règne dans ces principes européens du droit des contrats une atmosphère de
Common Law, qui ne s’est manifestement pas rendue odieuse aux yeux des
rédacteurs. Nous reproduisons ci-dessous ces principes dans les dispositions qui
nous intéressent, car nous pensons que leur rédaction est exemplaire et
remarquable de clarté.
LES PRINCIPES DU DROIT EUROPEEN DES CONTRATS - Version
complète et révisée 1998